--> Un article de C. Delphy, paru dans le Monde Diplomatique.
Retrouver l’élan du féminisme
"Suffragette"
->> Source :
Le Monde Diplomatique 2004, pages 24 et 25..
Par Christine Delphy
Auteure notamment de Pour sortir du libéralisme (avec Yves Salesse) et de L’Ennemi principal. Penser le genre, Syllepse, Paris, respectivement en 2002 et 2001.
On parle souvent des acquis du mouvement féministe. Mais aucun progrès social, y compris quand il est inscrit dans la loi, n’est gravé dans le marbre. L’histoire contemporaine le démontre à l’envi. Particulièrement fragiles, les acquis féministes sont en butte à plusieurs types d’obstacles : les attaques « masculinistes », le « baquelache (1) » idéologique et la mauvaise volonté politique ; le matraquage du mythe de « l’égalité-déjà-là ».
La contre-offensive patriarcale se constate dans tous les pays. Partout, ce sont en majorité des femmes qu’on envoie en première ligne pour dire que le féminisme ne passera pas ou n’est pas passé ; n’est pas ou n’est plus utile ; a toujours été nocif ou l’est devenu. Parmi elles, d’anciennes féministes ou sympathisantes, dont la parole est dégustée avec cette gourmandise un peu obscène autrefois réservée aux « confessions » d’anciens staliniens.
Souvent empruntés aux Etats-Unis, les thèmes sont partout les mêmes : les féministes exagèrent car l’oppression des femmes, c’est fini, le harcèlement sexuel ça n’existe pas, le viol entre conjoints non plus (2). Le tout est accompagné d’une sauce « cocorico ». Dans le domaine des mœurs aussi, il existerait une « exception française (3) » : les rapports entre les sexes seraient idylliques. Le grossier sexisme étranger laisserait la place à la fine « séduction » gauloise. On peut se demander comment des gens intelligents par ailleurs arrivent à croire, en dépit des enquêtes, des chiffres, des faits divers montrant l’extraordinaire similitude d’un pays à l’autre, que l’oppression des femmes s’arrête tout net à Annemasse et à Port-Bou comme en son temps le nuage de Tchernobyl.
Quand les conventions internationales ou les directives européennes restent lettre morte ; quand les lois internes interdisant la discrimination sexuelle ne sont pas plus appliquées que celles interdisant la discrimination raciste, on est obligé de parler d’une collusion, non dite mais néanmoins réelle, entre tous les acteurs : employeurs, syndicats, appareil judiciaire, Etat, médias. En France, la loi de 1983 sur l’égalité dans le travail n’a jamais été mise en œuvre. Elle était d’ailleurs faite, si l’on peut dire, pour ne pas l’être car elle ne comporte aucune sanction ; la loi « Génisson » de 2001 en a introduit quelques-unes, et, à la veille des élections régionales, le chef de l’Etat a annoncé son intention de la faire appliquer (4). Une promesse en forme d’aveu puisqu’il faudrait une intervention présidentielle pour qu’une loi soit considérée autrement qu’un chiffon de papier.
Celle sur l’avortement est violée matin, midi et soir par les hôpitaux, les chefs de service, les services sociaux et l’Etat, qui ne mettent pas en place les centres d’interruption volontaire de grossesse (IVG) prévus par les décrets d’application. Un combat constant se révèle nécessaire pour empêcher qu’entre les « dysfonctionnements » et le travail de sape des lobbies anti-choix l’IVG ne disparaisse purement et simplement.
C’est d’autant plus important que les lobbies « masculinistes » sont fortement organisés, en France comme au niveau international, et très riches. Jour après jour, année après année, ces groupes de pression déposent sur les bureaux des ministres et des députés des propositions de remise en cause des lois sur l’avortement, sur le harcèlement sexuel, sur le divorce. Spectaculaires, leurs actions à découvert, comme celles des commandos anti-avortement, sont pourtant des exceptions. Le plus souvent, ces groupes de pression agissent de façon souterraine, en formant des « experts » qui témoigneront devant les tribunaux, en écrivant des livres de « psychologie » où les avocats des hommes violents et des pères incestueux, ainsi que les auteures d’ouvrages « baquelachiens », puisent leurs arguments (5). Outre le droit à l’avortement, ils ciblent les lois sur la pénalisation des violences masculines contre les femmes et contre les enfants.
Du coup, pousser à l’adoption des lois et ensuite à les faire appliquer consomme une bonne part de l’énergie du mouvement féministe. Mais cela ne saurait constituer son seul but. En effet, l’inégalité flagrante entre femmes et hommes sur le marché du travail s’adosse à l’exploitation du travail domestique des femmes, qui en assurent 90 %. Cette exploitation fait partie de l’ossature du système social, comme la division en classes sociales. Or la structure sociale n’est pas rectifiable par la loi – au contraire, c’en est le fondement, même s’il demeure caché.
Comment mettre en cause ce volet de l’exploitation économique des femmes qui semble ne relever que de négociations interindividuelles dans les couples, alors qu’il s’agit de la base de l’organisation patriarcale de nos sociétés ? Trouver cet angle d’attaque est un défi que le mouvement féministe n’a pas encore relevé, même si quelques pistes ont déjà été suggérées (6).
De plus, deux ou trois générations de jeunes femmes, qui auraient dû prendre le relais des féministes des années 1970, se sont tenues à l’écart du mouvement dont la parole et le combat sont restés confidentiels. Les médias ont fait le choix de l’antiféminisme, avec des campagnes incluant une présentation négative des féministes « moches et frustrées », « anti-hommes », « toutes lesbiennes »... Mais l’arme la plus efficace est le matraquage de l’idée que « tout est gagné, il n’y a plus rien à faire »... sauf à retrousser ses manches et à prouver qu’on est digne de cette égalité (7). Et si les femmes n’y arrivent pas, c’est leur faute – et non celle de la société. Elles se culpabilisent.
L’affirmation d’une « égalité-déjà-là » ne représente pas seulement un mensonge, c’est un poison qui entre dans l’âme des femmes et détruit leur estime d’elles-mêmes, leur croyance souvent fragile qu’elles sont des individus à part entière – et pas à moitié. L’un des enjeux du féminisme actuel consiste donc à éclairer cette situation, à montrer que dans aucun pays et dans aucun rapport social les dominants ne renoncent de bon gré à leurs privilèges. Il faut pousser les femmes à la lutte, et pour cela – c’est peut-être le plus difficile – les convaincre qu’elles le valent bien.
Partout se sont mis en place des barrages idéologiques à toute action en faveur de l’égalité substantielle... au nom de l’égalité elle-même. En France, la classe politique – gauche et droite confondues – et une partie de l’intelligentsia s’appuient sur le concept de république pour s’opposer à toute revendication des groupes qui se sont constitués en raison d’une oppression partagée comme les femmes, les homosexuels, les ouvriers, les victimes du racisme. Toute mention de catégories ou de groupes est réputée contraire à l’esprit de la république, et donc contraire à l’esprit de l’égalité. Tel est le syllogisme qui a été opposé à la proposition de quotas (de 25 %) pour les femmes sur les listes électorales par le Conseil constitutionnel en 1982.
C’est au nom de l’universalisme républicain que la campagne pour la parité a été attaquée ; on pouvait certes reprocher à celle-ci son argumentaire essentialiste, mais pas de vouloir corriger une discrimination indéniable dans l’accès aux fonctions électives. De même, les homosexuels ou les descendants d’immigrés sont parfois soupçonnés de comploter contre les principes républicains, alors que, réunis par une communauté d’exclusion, ils ne demandent qu’à y entrer, dans cette république ! Ainsi, entretenant la confusion entre l’égalité proclamée et l’égalité réelle, certains finissent par transformer la république en arme contre l’égalité réelle. Rappeler que l’égalité constitue un idéal à construire contre une réalité faite d’inégalités demeure un enjeu majeur du féminisme.
Un mouvement ne consiste pas seulement à avancer sur une route mais à la tracer, la cartographie de l’oppression et le dessin de la libération ne sont jamais terminés. Plus interne au mouvement féministe, l’un des objectifs cruciaux vise à retrouver l’élan lié à la spécificité de ses principes de non-mixité. Ceux-ci font du mouvement féministe un modèle d’auto-émancipation où les opprimé-e-s non seulement luttent pour leur libération, mais la définissent.
Les luttes féministes sont plurielles (pour l’avortement, les droits des lesbiennes, contre les violences, etc.), diverses dans leurs formes d’organisation (groupes locaux, fédérations nationales comme Solidarité-femmes, coalitions comme le Collectif national pour le droit des femmes [CNDF], commissions dans des ligues ou des organisations non gouvernementales [ONG] internationales). Une grande partie de l’action féministe se fait dans des groupes composés de femmes et d’hommes : qu’il s’agisse de groupes mixtes par choix – comme MixCité, le Collectif contre le publisexisme, la Meute – ou de fait, comme les commissions femmes dans les syndicats ou dans les ONG, dans les groupes ou les partis.
Cette mixité est nécessaire au rayonnement de l’action féministe, à sa présence dans un grand nombre de lieux tant militants qu’institutionnels – les études féministes par exemple se développent dans la recherche et l’université. Ces relais mixtes sont à la fois le signe de la capacité de l’action féministe à gagner une large audience, et la condition de sa réussite à exercer une influence.
La non-mixité n’est pas pour autant obsolète. Tant s’en faut. Quand elle a été inventée en 1970, celle du Mouvement de libération des femmes (MLF) a choqué l’ensemble de la société, y compris les féministes de la génération précédente. Car la non-mixité est née d’une rupture théorique qui remet en cause les analyses antérieures sur la subordination des femmes : il n’est plus question d’une « condition féminine » dont tous, femmes et hommes confondus, nous pâtirions également, mais de l’oppression des femmes.
Obtenir des lois n’était pas la préoccupation majeure du MLF. Son but était autrement ambitieux, autrement utopique. Les lois ont été le sous-produit bienvenu d’un travail gratuit – sans finalité concrète immédiate, comme la recherche fondamentale. Et si ce sous-produit a vu le jour, c’est aussi parce qu’il ne constituait pas le but ultime, ou plutôt parce que la barre était placée plus haut. Cette ambition « irréaliste » – se permettant de mettre entre parenthèses l’efficacité immédiate – a finalement donné un élan tel que des choses ont été gagnées dans la réalité.
La campagne d’alors pour recriminaliser le viol est issue de la réflexion des groupes dits de « prise de conscience ». Avec la mise en commun et le partage de leurs expériences, les femmes découvraient ainsi que leurs problèmes n’étaient pas particuliers, et n’avaient donc pas de solution individuelle.
De même, la critique de la sexualité a permis la campagne pour le droit à l’avortement, pour la recriminalisation du viol, contre la violence masculine dans les couples. Elle prenait à bras-le-corps les théories savantes et de vulgarisation sur la sexualité, et les déclarait nulles et non avenues, comme autant de rationalisations de la domination masculine. Actuellement, cette critique est devenue quasi inaudible devant le retour vengeur d’un érotisme patriarcal avec la banalisation de la prostitution, de la pornographie, et du sado-masochisme, qui est leur substrat commun.
Trente-trois ans après, le mouvement féministe vit toujours sur les renversements de perspective accomplis dans les premières années grâce à la pratique non mixte. Celle-ci se révèle nécessaire parce que les hommes n’ont pas le même intérêt – ni objectif ni subjectif – à lutter pour la libération des femmes. Mais surtout parce que les opprimé-e-s doivent définir leur oppression et donc leur libération elles/eux-mêmes, sous peine de voir d’autres les définir à leur place (8). Et il est impossible de le faire en présence de personnes qui, d’une part, appartiennent au groupe objectivement oppresseur et, d’autre part, ne savent pas, et ne peuvent pas savoir, sauf circonstances exceptionnelles, ce que c’est que d’être traitée comme une femme – comme un-e Noir-e, comme un pédé, comme un-e Arabe, comme une lesbienne – tous les jours de leur vie. Aucun degré d’empathie ne peut remplacer l’expérience. Compatir n’est pas pâtir.
Bien sûr, les hommes ont un rôle dans le mouvement féministe, mais il ne peut pas être le même que celui des femmes. Or la non-mixité est déconsidérée, parfois même vue comme un stade archaïque du mouvement, qui serait dépassé. Même dans les groupes non mixtes, on n’en tire pas forcément parti, et le respect de l’ordre du jour prend le pas sur la mise en commun des expériences. Résultat, beaucoup de femmes tiennent sur leur propre oppression un discours désincarné. Or, si elle n’est pas alimentée par la conscience vécue, quasi charnelle, de la réalité de l’oppression, la lutte politique devient un combat philanthropique.
Quand des femmes deviennent les philanthropes d’elles-mêmes, ne se souviennent plus ou veulent oublier qu’elles sont les humiliées et les offensées dont elles parlent, la force n’est plus avec elles. Garder, retrouver les sources de cette force représente aussi l’un des défis du nouveau siècle pour le mouvement féministe. Et pour tous les mouvements d’opprimés.
Christine Delphy.