A la toute fin de l’autre siècle, comme un scandale d’écoutes téléphoniques venait d’éclater, une brève de Charlie-Hebdo informa
ses lecteurs que Jeanne Calment, doyenne des Français et de l’humanité
tant qu’à faire, avait été placée sur écoutes par l’Elysée : « Elle avait des révélations à faire sur l’affaire Dreyfus ! ».
Il est vrai qu’elle était âgée de 19 ans en 1894… On pouvait aussi en
déduire que l’Affaire n’avait pas livré tous ses secrets. Mais qui
aurait imaginé alors qu’elle rebondirait un jour du côté de
l’homophobie ?
L’anecdote m’est revenue en mémoire en découvrant dans la dernière livraison de la très sérieuse Revue d’Histoire moderne et contemporaine une manière de « scoop » historique comme en rêvent tant les journalistes que les historiens. Poétiquement intitulée Les plis de l’Affaire,
cette étude de 35 pages invite à relire son « dossier secret »,
pourtant déjà abondamment étudié et reconstitué par d’autres. Sauf
qu’elle le fait à la lumière des rapports entre homosexualité et
antisémitisme sous la signature de Pierre Gervais, Romain Huret et
Pauline Peretz. Que ces trois universitaires ne soient pas des
spécialistes de l’histoire politique de la France à la charnière des
XIXème et XXème siècle, mais plutôt du monde anglophone, indique déjà
qu’il valait mieux n’être pas dreyfusologue pour s’y aventurer. Plutôt
que de se focaliser comme tant d’autres avant eux sur le fameux
bordereau qui fit injustement condamner le capitaine Alfred Dreyfus
pour haute trahison, ils ont préféré concentrer leurs efforts sur ledit
« dossier secret » commandé par le général Mercier, ministre de la
Guerre, et par lui communiqué
aux juges du premier Conseil de guerre. Or son poids fut non moins
décisif que celui du bordereau. Son contenu fut dilué dans l’océan de
papiers de l’instruction. Le trio infernal de chercheurs a mis en
lumière toute une correspondance homosexuelle à caractère érotique
entre le lieutenant-colonel von Schwartzkoppen, attaché militaire
allemand à Paris, et son amant le major Panizzardi, son homologue
italien. Des lettres explicites qui ne manquent pas d’imagination
lexicale : “mon grand bourreur”, “ton bourreur de 2ème classe”, “mon bon petit chien”, “mon petit Loulou”, “votre chienne de guerre”… Le contre-espionnage français les avait volées à la chancellerie allemande. Il ne s’agit pas pour ces historiens de remettre en cause les explications traditionnelles de l’Affaire.Que
les accusateurs militaires de Dreyfus fussent foncièrement antisémites
n’est pas en doute : mais pourquoi ont-ils crû bon d’exploiter au
départ la dimension homosexuelle du dossier constitué par le
chef du contre-espionnage français ? A l’issue de leur enquête,
convaincante tant elle est rigoureuse, les chercheurs estiment qu’en
ajoutant du scandale au scandale, les comploteurs étaient certains
d’obtenir la condamnation de Dreyfus : « Mais du fait de l’identité
de leurs auteurs, ces lettres firent l’objet, au nom de la raison
d’Etat, d’une censure qui en interdit toute discussion publique ».La
tactique de ces antidreyfusards s’éclaire ainsi d’un nouveau jour
lorsqu’on voit comment ils sont parvenus à nouer habilement deux
phénomènes de marginalisation : antisémitisme et homophobie (bien que
le concept soit, en l’occurrence, anachronique), Dreyfus étant un Juif
hétérosexuel et ses supposés complices des homosexuels non-juifs. En
mêlant tous ces éléments de réprobation, ils entremêlaient plusieurs
imaginaires d’exclusion et alourdissaient son dossier (le sociologue Hans Mayer a étudié ce phénomène dans sa dimension littéraire dans Les Marginaux réédité
chez 10/18). Cela dit, si l’on peut conçoit que les contemporains de
l’Affaire aient occulté sa dimension homosexuelle, on comprend moins
que depuis, les historiens les aient négligés, balayés ou méprisés, et
qu’ils n’aient pas davantage pris en compte un facteur souvent
considéré comme relevant de la petite histoire, obsessionnelle et amateur.
Avec
Michel Drouin, Philippe Oriol et Vincent Duclert, Marcel Thomas est de
ces chercheurs qui ont consacré le plus de temps et de travaux à
éclairer les zones d’ombre de l’Affaire. Président de la Société
Internationale d’Histoire de l’Affaire Dreyfus (SIHAD),
il est leur doyen et celui qui, le premier, étudia lesdits “dossiers
secrets” il y a soixante ans à Vincennes. Il accueille avec un certain
sourire le “nouvel” éclairage lancé par l’article de la Revue d’Histoire moderne et contemporaine. A ses yeux, si j’en crois sa réaction telle qu’il me l’a communiquée avant même “une étude attentive” de
l’article en question, le fait que ces dossiers aient déjà été examinés
à maintes reprises et de longue date par des historiens après l’avoir
été par des magistrats de la Cour de Cassation sans accorder d’intérêt
à la dimension homosexuelle de l’Affaire, suffit à clore le débat. De
plus, Max Von Schwartzkoppen étant à voile et à vapeur et ayant
également laissé selon lui de bons souvenirs à certaines dames telle
l’épouse d’un diplomate de l’ambassade des Pays-Bas, laisserait
supposer ceci : si ils avaient voulu le faire chanter, les chefs de
l’Etat-Major disposaient d’armes “autrement plus redoutables”que son homosexualité puisqu’ils avaient mis la main sur sa correspondance torride avec Mme de Weede. “Dans
le même ordre d’idées, n’oublions pas non plus que si le dossier secret
ne contient rien qui concerne Picquart, les anti-dreyfusistes ne
manquèrent pas, quand cet enfant chéri de l’Etat-Major fut tombé en
disgrâce, de chuchoter qu’il était connu dans certains milieux sous le
prénom de “Georgette”. Néanmoins, quand ses supérieurs envisagèrent un
chantage pour lui imposer silence, chacun sait que ce ne fut aucunement
de la révélation d’une hypothétique homosexualité qu’on pense se servir
mais d’une liaison banalement féminine. “On agira sur le mari” avait
dit le Général Gonse, à la grande indignation de Du Paty qui contribua
à faire avorter ce projet“. Voilà pourquoi Marcel Thomas n’est
guère troublé par cette relecture de l’Affaire. Il en juge les élèments
certes sulfureux mais anecdotiques, connus de longue date et juste
dignes d’être regardés comme “un détail pittoresque de la toile de fond devant laquelle se jouait le vrai drame”. Soit.
Mais il serait préférable que les spécialistes ne s’expriment qu’après
avoir vraiment lu, autrement que par ouï-dire, l’article en question,
et qu’ils évitent de se référer aux souvenirs du petit-fils d’une dame
autrefois séduite, ou aux opinions du romancier Roger Peyrefitte. Car
l’article en question s’appuie sur des sources autrement plus
rigoureuses. Encore faut-il prendre la peine de le lire.
(”Dégradation d’Alfred Dreyfus dans la cour de l’Ecole militaire
parue sous le titre “Le traître” à la une du Petit Journal; “La vérité
sortant du puits” par Edouard Debat-Ponson, Musée d’Amboise; “Portrait
de Max von Schwartzkoppen”, photo D.R.; “Zola aux outrages” (1898) par
Henry de Groux, Musée Emile Zola, Médan)