Passer contrat pour du sexe ?
Passer contrat pour du sexe ? C'est ce que les pratiquant-e-s sadomasochistes font, et ce qui effraie bon nombres de gens "normaux", straight. Et pourtant ces derniers ne s'effraient pas d'autres contrats bien pires...
Dans les relations sadomasochistes, nulle interaction ne saurait se dérouler sans une entente préalable entre les partenaires. Participer au sadomasochisme requiert le consentement des participants, l’implication de chacun-e est conditionnée par la mise au point de scénarios sexuels, des limites d’exécution. Cette négociation donne lieu à des accords sous forme simplement verbale, ou sous forme écrite, sous forme de contrat. Ce contrat est présenté comme la clef d’un véritable engagement consenti des partenaires. Aboutir à une relation sexuelle consensuelle et réduite à ce qu’elle est, une production de plaisirs physiques, se résumerait-il à négocier, consentir et contracter ?
Sacher-Masoch peut-être considéré un pionnier de la rédaction de contrats « sadomasochistes » . Dans ses contrats, Masoch se soumet pour des périodes courtes, limitée, il décrit les formes que prendra son « esclavage », il stipule même les corrections infligées en cas de désobéissance, comme autant d’occasions de déclancher sciemment des punitions, donc d’obtenir du plaisir. En établissant des contrats, Masoch dresse en fait la liste des plaisirs qu’il veut connaître, ses désirs passant certes par des voies peu conventionnelles. Il dit ses envies, les faisant devenir « loi » en établissant les conditions de leur accomplissement. Il pose ses propres conditions de son attachement à ses maîtresses, il édicte ce qui sera un temps donné une soumission conditionnelle, sans conséquences durables ; les contrats de Masoch sont en fait plus restrictif.
Il peut sembler inopportun de passer contrat pour une relation sexuelle/corporelle d’une durée limitée, Il peut paraître bien difficile de s’engager corporellement dans une relation où l’on délègue sa propre souveraineté corporelle. Pourtant, cela semble un moyen nettement moins aléatoire et beaucoup plus sûr pour accéder à ses envies, ses aspirations au plaisir, si l’on compare ce procédé sans grandes conséquences, au contrat inconditionnel qu’est le mariage. Ce contrat , selon l’interprétation de Deleuze est, non pas sadomasochiste, mais bien plutôt sadien. En effet, cette « vénérable institution » qu’est le mariage est le modèle même du contrat inique ; le mariage sous son aspect d’accord consenti, de lieux de protection, est en réalité un blanc-seing à l’accomplissement de la domination masculine. Dans le cadre du mariage, la sexualité (hétérosexuelle) n’a pas à se décider, à s’envisager, puisqu’elle est « naturelle », elle est même une obligation : le devoir conjugal. La souveraineté de son corps est confiée au conjoint, l’utilisation de son propre corps est restreinte au bon vouloir du ou de la partenaire (dans la limite du cadre de relations hétérosexuelles « normales » centrées sur les parties génitales et donnant à « l’homme » le rôle « actif »), c’est le devoir/obligation de fidélité entre époux : en dehors du mariage, point de salut ! La sexualité prônée par le régime straight, dans le cadre consacré par la République straight du mariage hétérosexuel, est une sexualité axée sur une fonction reproductive, donc limitée à deux partenaires. Par leur union, ils sont contraints d’avoir des rapports sexuels uniquement entre eux, de manière exclusive, et suffisante, et ce sans limites dans le temps. Cet engagement entraîne une distribution rigide des rôles sociaux et sexuels, associés au statut marital. Être épouse signifie que l’on prend en charge la totalité, ou presque, des tâches ménagères, des tâches liées à la reproduction et à l’éducation, et cela signifie d’une manière plus générale de se cantonner à la sphère privée, la sphère publique restant l’apanage des « hommes ». On rétorquera que le consentement au mariage est un acte volontaire et libre. Soit, imaginons-le ainsi, mais si tenté qu’il soit libre, à quoi à t-on la liberté de consentir? À un abandon total de ses droits sur son propre corps ? Le contrat SM paraît bien doux à côté de tant de contraintes. Toutefois, il ne faut pas oublier la pression sociale, l’éducation familiale ou scolaire, l’influence médiatique, le discours religieux (toutes obédiences confondues), qui sont comme autant de contraintes sur les individus, des entraves à la formulation d’un consentement libre ? Et si les sadomasochistes réinventaient en fait un exercice réel de la liberté à consentir ?
Car il s’agit bien d’une question de liberté de consentement, d’engagement de soi. Par des contrats ponctuels, les adeptes du sadomasochisme renouvellent leur consentement, ils reformulent leur volonté. Par ces actes performatifs, ils réinvestissent la pleine possession et l’usage de leur corps. Par une multitude de pactes isolés, les contractants sadomasochistes défient le « contrat » républicain suprême : le contrat social. Ils écrivent de nouveaux « habeas corpus », un droit de ne pas être soumis à l’arbitraire d’une société qui fonde sa légitimité sur un contrat chimérique, le « contrat » social, qui permet à l’État de s’accomplir sans garde-fous, de passer d’une « société souveraine » à une « société disciplinaire». « En distinguant les « sociétés souveraines » des « sociétés disciplinaires », Foucault avait déjà attiré notre attention sur le passage, qui se fait à l’époque moderne, d’une forme de pouvoir qui décide de et ritualise la mort à une nouvelle forme de pouvoir qui calcule techniquement la vie en termes de population, de santé ou d’intérêt national. » Ce contrat social originel présuppose le consentement de tous les contractants (les citoyen-ne-s), un consentement à la délégation de la souveraineté de chacun à l’État. C’est donc par ce contrat fictif, que l’État « disciplinaire » justifie son pouvoir sur les corps des individus qui le composent, son droit à la coercition légale, son droit à la contrainte physique sur les corps. Les contraintes exercées par la République, sur les corps, sont nombreuses et s’expriment par tout un dispositif astreignant au sein des institutions étatiques (hôpitaux, prisons, écoles…). Foucault décrit l’exercice du pouvoir comme quelque chose de « corporel » : « Il faut […] écarter une thèse très répandue selon laquelle le pouvoir dans nos société bourgeoises et capitalistes aurait nié la réalité du corps au profit de l’âme, de la conscience, de l’idéalité. En effet, rien n’est plus matériel, rien n’est plus physique, plus corporel que l’exercice du pouvoir… » . À travers le contrat, les sadomasochistes signent leur résistance à la confiscation du corps, ils se rebellent contre l’emprise physique étatique en réinvestissant leur intégrité corporelle. Le SM n’est pas un abandon du corps, au contraire, il est une récupération du corps, il est un défi aux institutions disciplinaires.
Mais hors le contrat, point de salut? Pas si sûr....
Jean-Raphaël Bourge.
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CONTRAT ENTRE Mme FANNY DE PISTOR ET LÉOPOLD DE SACHER-MASOCH
Sur sa parole d’honneur, M. Léopold de Sacher-Masoch s’engage à être l’esclave de Mme de Pistor, et à exécuter absolument tous ses désirs et ordres et cela pendant six mois.
Par contre, Mme Fanny de Pistor ne lui demandera rien de déshonorant (qui puisse lui faire perdre son honneur d’homme et de citoyen). En outre, elle devra lui laisser six heures par jour pour ses travaux, et ne jamais regarder ses lettres et écrits. À chaque infraction ou négligence, ou à chaque crime de lèse-majesté, la maîtresse (Fanny de Pistor) pourra punir selon son bon plaisir son esclave (Léopold de Sacher-Masoch). Bref, le sujet obéira à sa souveraine avec une soumission servile, il accueillera ses marques de faveur comme un don ravissant, il ne fera valoir aucune prétention à son amour, ni aucun droit à être son amant. Par contre, Fanny Pistor s’engage à porter des fourrures aussi souvent que possible, et surtout lorsqu’elle sera cruelle.
(Biffé plus tard :) A l’expiration des six mois, cet intermède de servitude sera considéré comme non avenu par les deux parties, et elles n’y feront aucune allusion sérieuse. Tout ce qui aura eu lieu devra être oublié, avec retour à l’ancienne liaison amoureuse.
Ces six mois ne devront pas se suivre ; ils pourront subir de commençant et finissant selon le caprice de la souveraine.
Ont signé, pour confirmation du contrat, les participants :
Fanny Pistor Bagdanow,
Léopold, chevalier de Sacher-Masoch.
Contrat cité par Schlichtergroll, Sacher-Masoch und des masochismus et par Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis. in : Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit. pp.255-256.
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BIBLIOGRAPHIE:
DELEUZE (Gilles), Présentation de Sacher-Masoch, suivi de : SACHER-MASOCH (Léopold von), La Vénus à la fourrure, traduit de l’allemand par Aude Willm, Paris, Minuit, 1967, 275p.
FOUCAULT (Michel), Dits et écrits 1954-1988, t.1, 1954-1969, édition établie sous la dir. de Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, 854p.
FOUCAULT (Michel), Dits et écrits 1954-1988, t.2, 1970-1975, édition établie sous la dir. de Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, 837p.
FOUCAULT (Michel), Dits et écrits 1954-1988, t. 4, 1980-1988, édition établie sous la dir. de Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, 901p.
PRECIADO (Béatriz), Manifeste contra-sexuel, traduit de l’anglais par M.H. Bourcier, Paris, Balland, 2000,157p.
-->> Voir aussi le contrat issu du
Manifeste Contrasexuel de Beatriz Preciado