Le cerveau a-t-il un sexe ?
-> Par Catherine Vidal, neurobiologiste, directrice de recherche à l'Institut Pasteur
(résumé de conférence:
source)
Le cerveau a-t-il un sexe ? Il n’existe pas de réponse simple à cette question car
le cerveau est à la fois un organe biologique et un organe culturel. Comment
déterminer la part de l’inné et de l’acquis dans les comportements des hommes et
des femmes ? Il s’agit là d’un débat où sciences et idéologies sont intimement liées.
La littérature traitant de ce sujet n'est jamais neutre .
Au 19ème siècle, le célèbre anatomiste Paul Broca s’attache à comparer le
volume de la boite crânienne et le poids du cerveau des hommes et des femmes. Il
trouve que le poids du cerveau de l’ homme est en moyenne de 1325g pour 1144g
chez la femme. Or à cette époque on savait que le volume du cerveau varie en
fonction de la taille du corps. Malgré cela Broca n'hésita pas à conclure que la
petitesse du cerveau de la femme est révélatrice de son infériorité intellectuelle
(publication dans le Bulletin de la Société d’Anthropologie, 1861). Même si de
nombreuses études ont été menées sur ce sujet depuis le 19ème siècle, aucun
consensus n’a pu être dégagé. Ceci est principalement dû au fait que le poids du
cerveau dépend de nombreux facteurs, comme la taille corporelle, l’âge, l’état
nutritionnel de l’individu ou encore la méthode de prélèvement du cerveau. En fait,
la question des différences de taille des cerveaux entre les sexes apparaît vaine,
sachant qu’il n’existe aucun rapport entre les capacités intellectuelles et le volume du
cerveau. On cite souvent les exemples du cerveau d’Anatole France qui pesait 1 kilo,
tandis que celui de Tourgueniev pesait 2 kilos. On notera que celui d’Einstein était
de 10 % inférieur à la moyenne. Il est clair qu’en matière de cerveau, c’est bien la
qualité qui compte et non pas la quantité !
Dans les années 80, des études neuro-anatomiques ont fait état de différences
entre les sexes concernant les faisceaux de fibres (ou commissures) qui relient les
deux hémisphères cérébraux. En particulier, la commissure principale, appelée
"corps calleux", serait plus large chez la femme que chez l'homme. A partir de là, les
spéculations sont allées bon train pour expliquer les différences psychologiques
entre les sexes par des différences de communication interhémisphériques. C'est
ainsi que les hommes seraient davantage capables de faire fonctionner leurs
hémisphères indépendamment et donc de mener à bien différentes tâches
simultanément, alors que les femmes ne pourraient faire qu'une chose à la fois.
L’affaire du corps calleux est désormais révolue. En effet, d'après une analyse
rétrospective de données tirées de 50 études publiées depuis 1980, aucune
différences significative entre les sexes concernant la taille du corps calleux n'a pu
être démontrée.
Autre exemple d'interprétation abusive, la théorie des deux cerveaux lancée
aux Etats Unis dans les années 70 : l’hémisphère gauche serait spécialisé dans le
langage et le raisonnement analytique, tandis que l'hémisphère droit serait spécialisé
dans la représentation de l’espace et les émotions. Ainsi, les meilleures performances
des hommes en mathématiques, résulteraient d'un plus grand développement de
l'hémisphère droit par rapport à la femme. Tandis que l'aptitude des femmes pour le
langage serait associée à l'hémisphère gauche. Force est de constater que la théorie
des deux cerveaux n’a jamais été validée par des données expérimentales
rigoureuses.
A l'heure actuelle, cette théorie est considérée comme désuète car beaucoup
trop simpliste, face en particulier aux nouvelles techniques d'imagerie cérébrale qui
permettent désormais de voir le cerveau vivant en train de fonctionner. Il apparait
clairement que, dans des conditions physiologiques, les 2 hémisphères sont en
communication permanente et qu'aucun ne fonctionne isolément. Il faut remarquer
qu'aucune différence significative entre les sexes ne ressort de la grande majorité des
études d'imagerie qui depuis 10 ans sont utilisées pour analyser l'activité cérébrale.
Par contre, ces études ont permis de révéler l’importance des variations individuelles
dans le fonctionnement du cerveau. Pour des performances cognitives égales,
différents sujets auront chacun leur propre stratégie et donc leur propre façon
d'activer leur circuits de neurones. De fait, la variabilité individuelle dépasse dans la
majorité des cas la variabilité entre les sexes, qui par conséquent n'est observée que
dans des cas rares.
D'où vient cette variabilité? A la naissance, les grandes lignes de l'architecture
du cerveau sont définies mais la construction du cerveau est loin d'être terminée:
90% des circuits de neurones vont se former dans les 15-20 ans suivant la naissance.
C'est précisément sur la construction de ces circuits que l'environnement intervient
au niveau du milieu intérieur (l'influence de l'alimentation, des hormones, d'agents
pathogènes) et extérieur (le rôle des interactions familiales et sociales, le rapport au
monde du sujet). On parle de "plasticité" pour qualifier cette propriété du cerveau à
se modeler en fonction de l'expérience vécue. L'imagerie cérébrale en donne
l'illustration frappante : l'apprentissage d'une langue, la pratique de la musique ou
l’entraînement à mémoriser l'espace modifient la structure et le fonctionnement des
circuits du cerveau.
Le 19ème siècle était celui des mesures physiques du crâne ou du cerveau
pour justifier la hiérarchie entre les sexes, les races et classes sociales. Les critères
modernes sont les tests cognitifs, l'imagerie cérébrale et les gènes. Mais l’enjeu n’a
pas changé: Il s’agit toujours de trouver une raison biologique aux inégalités socioculturelles.
A l’évidence, le devoir de vigilance face à l’utilisation de la science à des
fins idéologiques est plus que jamais d’actualité.
Catherine Vidal.
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le cerveau a t il un sexe ? Télérama n° 2888 - 19 mai 2005
DEBAT
© AP
"Les hommes et les femmes n'ont pas le même cerveau" : vérité scientifique ou mensonge sexiste ?
Le 14 janvier dernier, le président de l'université américaine de Harvard, Lawrence Summers, déclenche un véritable tollé : selon lui, les femmes seraient dépourvues des aptitudes naturelles nécessaires pour faire carrière en maths et en sciences. Propos d'autant plus fâcheux que, depuis 2001, année où cet ancien ministre de l'Economie de Bill Clinton a été nommé président, le pourcentage de femmes à qui la faculté des arts et sciences de Harvard a offert des postes de titulaires a chuté de 36 à 13 %... Sommé de s'expliquer, il insiste : « Les gens préfèrent croire que les différences de performances entre hommes et femmes sont dues à des facteurs sociaux. Si j'ai parlé de facteurs biologiques, c'est que j'estime qu'ils devraient être approfondis. » Des premières étudiantes qui fréquentaient les universités françaises au début du XXe siècle, ne disait-on pas : « Corps de femme avec un cerveau d'homme » ? Est-ce le préjugé qui a la vie dure ou bien n'existe-t-il pas quelque récente découverte des neurosciences qui autorise effectivement à rouvrir ce dossier que l'on croyait clos ?
Les défenseurs de Summers se réclament du combat de la science aux prises avec les tabous du politiquement correct. L'ennui, c'est que, parmi eux, on trouve Charles Murray, coauteur de The Bell Curve, paru en 1994, qui soutenait, « preuves » scientifiques à l'appui, que les Noirs sont intellectuellement inférieurs aux Blancs ! Et, en fait de « tabou », l'idée d'une inégalité « naturelle » entre les hommes et les femmes est l'une des plus communes qui soit ! C'est ce que Catherine Vidal, neurobiologiste et directeur de recherche à l'Institut Pasteur, et Dorothée Benoit-Browaeys, journaliste scientifique, rappellent au début de leur livre Cerveau, sexe et pouvoir. Au XIXe siècle, un neurologue comme Broca liait l'infériorité intellectuelle des femmes au poids de leur cerveau. Aujourd'hui, ce serait une affaire de neurones et de synapses (les connexions entre neurones), que l'imagerie cérébrale (1) et les tests cognitifs sont capables de restituer avec précision. Cette approche strictement « bio » des différences de comportement humain est ancrée dans la culture anglo-saxonne, mais controversée en Europe. « Des déclarations officielles comme celles de Summers sont impensables en France, explique Ilana Löwy, historienne de la médecine et directrice de recherche à l'Inserm. Le structuralisme nous imprègne encore et il est communément admis qu'il n'existe pas de séparation stricte entre l'héréditaire et l'environnemental. »
Voire. « Certaines publications scientifiques à la gloire du déterminisme biologique venues d'outre-Atlantique donnent lieu à de véritables best-sellers, y compris en France, constate Dorothée Benoit-Browaeys. Cette polémique n'agite peut-être pas nos milieux universitaires, mais qui d'entre nous n'a jamais vu des titres comme Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus ou Pourquoi les hommes mentent et les femmes ne savent pas lire une carte routière ? Ces thèses font régulièrement la une des magazines grand public autant que des revues "sérieuses", comme Nature. Comment penser que ces discours, énoncés avec l'autorité que leur confère la science, restent sans effet ? »
C'est donc bien sur son terrain qu'il faut discuter la science. D'autant que l'analyse de la littérature scientifique traitant des différences d'aptitudes entre les sexes est un véritable catalogue de généralisations abusives et d'extrapolations douteuses. La théorie des deux cerveaux, par exemple. Née dans les années 70, elle prétend que les femmes sont plus douées pour le langage, à cause de leur hémisphère gauche plus performant, tandis que l'aptitude des hommes pour se repérer dans l'espace s'expliquerait par un hémisphère droit dominant. « L'imagerie cérébrale a justement révélé que les deux hémisphères sont en communication permanente, récuse Catherine Vidal. Une fonction n'est jamais assurée par une seule région, mais plutôt par un ensemble de zones reliées entre elles en réseaux. » Pourtant, la revue Nature a bien fait sa une en 1995 avec deux images chocs qui montraient des activations cérébrales différentes chez l'homme et chez la femme. Cette étude, portant sur... seulement vingt sujets, est devenue une référence. Une autre étude sur plusieurs centaines d'individus a depuis montré le contraire ? Peu importe. « Il aurait suffi que l'on voie une différence chez dix sujets : l'imagerie cérébrale, administrant la preuve en la rendant matérielle, presque palpable, a une telle force symbolique qu'elle porte à généraliser l'observation... et à dire plus que ce qu'on observe ! » Tout le monde a envie d'un support solide de son identité : ces belles images sont fascinantes, elles rassurent notre besoin de certitudes. Et l'on préfère ne pas savoir qu'elles permettent juste de dire « comment ça marche », et pas « pourquoi ».
Mais pourquoi s'interdire d'examiner si, à anatomies cérébrales distinctes, ne correspondent pas des aptitudes cognitives distinctes ? « Justement, réplique Catherine Vidal, ces variations sont gigantesques entre les individus d'un même sexe ! » Sur plus d'un millier d'études en IRM (imagerie par résonance magnétique), seules quelques dizaines ont montré des différences entre les sexes, guère plus marquées que celles qui séparent le cerveau d'un violoniste et celui d'un matheux, ou celui d'un athlète et celui d'un champion d'échecs... 90 % des synapses se mettent en place progressivement jusqu'à l'âge de 18-20 ans et continuent de se développer jusqu'à la fin de la vie. Comment croire alors que notre destin soit inscrit dans notre cerveau dès la naissance ? « C'est en totale opposition avec nos connaissances scientifiques, rappelle Catherine Vidal. Aujourd'hui, le maître mot est celui de "plasticité cérébrale" : il décrit les processus de modelage des circuits de neurones en fonction de notre expérience vécue. » Autrement dit, le cerveau, dans sa construction, incorpore toutes les influences de l'environnement, de la famille, de la culture, de la société : on est bien loin de l'inné.
L'affaire pourrait en rester à la discussion entre scientifiques. Mais, sur ces sujets qui touchent tout un chacun, le problème provient surtout de l'utilisation sociale, voire politique, que l'on en fait. On pense particulièrement à la psychologue canadienne Doreen Kimura, auteur de Cerveau d'homme, cerveau de femme ?, mais aussi membre actif du Freedom Party, ce mouvement ultralibéral qui s'oppose aux programmes d'aide sociale et à l'idée même d'égalité des chances. Partant du postulat que les garçons et les filles commencent leur vie avec des atouts et des handicaps spécifiques, elle estime qu'il faut adapter leur scolarité selon ce principe. « Par exemple, rien ne sert d'inciter les femmes à suivre des filières scientifiques, car "leur tendance naturelle ne les y pousse pas". »
Ce détournement idéologique du discours scientifique éclairerait-il une énigme ? Dans les facultés de sciences des pays riches, le nombre de femmes dans les sections « sciences et structures de la matière » n'a pas connu d'augmentation depuis... quarante ans (toujours autour d'un tiers des effectifs) ! « Rappelons avec force que ce ne sont pas les filles qui n'aiment pas les sciences, mais les sciences qui n'aiment pas les filles, explique la sociologue Catherine Marry. Ces formations leur ont longtemps été interdites, l'Ecole normale supérieure n'est devenue mixte qu'en 1986 ! Une fille qui choisit de poursuivre un cursus scientifique a déjà surmonté une orientation précoce vers les matières littéraires. » Le choix d'une math sup, fréquent pour un garçon qui montre un minimum d'aptitudes pour les mathématiques, ne va en effet pas de soi pour une fille. Elle ira plus facilement vers les sciences du vivant, jugées moins « desséchantes ». A moins, précise Catherine Marry, qu'elle ne bénéficie du modèle d'une femme physicienne dans sa famille.
Aux Etats-Unis, l'épisode Summers s'est soldé récemment, après une motion de défiance votée à l'encontre du président, par la création de deux commissions chargées de veiller au statut des femmes à Harvard et à leur accès aux sciences. En France, Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys rappellent que, sur l'humain, les neurosciences n'auront jamais et ne doivent pas avoir le dernier mot. Raison de plus pour que les sciences humaines s'intéressent de près aux travaux scientifiques plutôt que les ignorer ou les disqualifier a priori : « Un véritable travail d'analyse critique reste à faire à partir des dernières publications sur le "sexe du cerveau" et de leur réception. » C'est bien aussi dans le jardin des sciences humaines que Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys jettent une pierre...
BIBLIOGRAPHIE : Cerveau, sexe et pouvoir, de Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys, éd. Belin, 2005, 110 p., 16 €. L'Invention du naturel, Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, de Delphine Gardey et Ilana Löwy, éd. des Archives contemporaines, 2000, 228 p., 24 €. Femmes, genre et sociétés, L'état des savoirs, sous la dir. de Margaret Maruani, éd. La Découverte, 2004, 400 p., 25 €. Les Femmes ingénieurs : une révolution respectueuse, de Catherine Marry, éd. Belin, 2004, 287 p., 21,50 €. Cerveau d'homme, cerveau de femme ? de Doreen Kimura, éd. Odile Jacob, 2003, 256 p., 26,68 €.
Sophie Lherm
(1) Les images obtenues par résonance magnétique fonctionnelle (IRMF) reconstituent les variations locales de débit sanguin cérébral, qui augmente quand les neurones s'activent.
Télérama n° 2888 - 19 mai 2005