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*Joan Scott : "Politique et histoire sont toujours liées"

--> Entretien
Joan Scott : "Politique et histoire sont toujours liées"



-> Un article lu sur: lemonde.fr

Comment définir sans le trahir un projet intellectuel dont l'objet est précisément d'étudier la façon dont on produit des définitions ? Telle est l'énigme posée par le parcours de Joan Scott, professeur au prestigieux Institute for Advanced Study de Princeton et "historienne des différences" : "C'est toujours cela qui m'intéresse, précise-t-elle, comment opère la différence dans de nombreux domaines : genre, sexualité, politique, société."

Regard précieux d'une intellectuelle engagée dans les mouvements sociaux et universitaires. Synthèse modeste d'une oeuvre qui a profondément renouvelé l'histoire sociale, celle des femmes aussi, en conjuguant sans cesse théorie et recherche.

C'est à Carmaux, le fief de Jaurès, que Scott fait ses premières armes au milieu des années 1960, avec une thèse sur l'organisation sociale et politique des verriers (Les Verriers de Carmaux, Flammarion, 1982). Lectrice des grands historiens britanniques E.P. Thompson et Eric Hobsbawm, Scott montre que ces artisans d'atelier n'ont créé un syndicat qu'à la fin de la phase d'industrialisation, et non au début, comme l'aurait voulu l'orthodoxie théorique marxiste : il n'y avait donc pas de "relation nécessaire entre les conditions de classe et la conscience de classe". Scott découvre ainsi une vérité d'une portée plus générale : le processus d'affirmation politique d'un groupe social n'a rien d'automatique. Il n'est pas déterminé par la position dans l'appareil de production ni par les ressources économiques.

C'est que les verriers de Carmaux ne sont pas seulement des verriers, les ouvriers pas seulement des ouvriers. "Dans la complexité de l'identité, explique Scott, il y a toujours une propriété qui permet de se redéfinir." L'historienne récuse les approches aussi bien essentialistes que déterministes de l'identité. C'est au contact de Michel Foucault puis de Jacques Rancière qu'elle affermit cette intuition. Scott s'intéresse alors à la place, négligée, des femmes dans le monde ouvrier et, avec sa collègue Louise Tilly, à l'histoire des familles ouvrières (Les Femmes, le travail et la famille, Rivages, 1987).

Seule femme professeur d'histoire à Northwestern University (Chicago) au début des années 1970, elle est poussée par les étudiantes féministes à créer des cours d'histoire non "androcentrés" : "Il y avait un groupe de femmes issues de diverses disciplines, dont l'historienne Natalie Zemon Davis. On organisait des séminaires, on les échangeait comme des samizdats, essayant de conceptualiser des cours d'histoire des femmes. Nous étions des aveugles cherchant une route de manière expérimentale."

Ses cours sont donc vite traversés par des témoignages d'étudiantes sur l'expérience ordinaire de la domination masculine. "Mais je ne me pensais pas féministe", dit Scott, qui se méfie de l'instrumentalisation politique de l'histoire. "Cette expérience m'a convaincue de la nécessité d'établir une distance entre le présent et le passé, confie-t-elle aujourd'hui. La pédagogie n'est pas un instrument de la politique, mais doit être un outil de la critique, un moyen d'ouvrir de nouveaux questionnements."

Sa manière à elle d'articuler la pratique de l'histoire et l'action militante ? Elle consiste à refuser d'"inventer une tradition", à ne pas fantasmer un contre-héroïsme des vaincu(e)s de l'histoire. C'est l'axe principal de son chef-d'oeuvre sur l'histoire du féminisme français depuis Olympe de Gouges (La Citoyenne paradoxale, Albin Michel, 1998) : comme l'histoire elle-même, plutôt que des légendes politiques, le mouvement d'émancipation des femmes n'a "que des paradoxes à offrir". Pas plus qu'il n'existe une essence de la féminité, il n'y a de continuité historique de la cause féministe et de ses revendications. Cela vaut pour toutes les autres différences sociales et politisables : la "classe", la "race" ou la "sexualité".

Ainsi Scott a-t-elle ouvert l'histoire sociale à une réflexion sur les classifications langagières qui constituent tout sujet politique. Contre le retour actuel au positivisme, la tâche de la chercheuse consiste à montrer le caractère contingent de toutes les différences produites ou affichées par les acteurs de l'histoire comme par les historiens. "Pour jouer avec les orthodoxies des historiens, il faut aussi être subversif dans la forme", dit-elle.

Si Joan Scott a pu échapper aux cadres dominants de sa discipline, c'est, de son aveu même, en s'écartant d'abord de l'influence paternelle dans une "famille où politique et histoire ont toujours été alliées", ce qu'elles sont toujours dans ses travaux. Ses deux parents enseignaient l'histoire au lycée, et son père était "une personnalité difficile, dogmatique, qui présidait le syndicat des instituteurs de New York, et qui fut renvoyé sous le maccarthysme", précise Scott.

Elle fait son premier cycle universitaire dans un college de la Côte est où enseigne le théoricien critique Herbert Marcuse, alors inspirateur de la contestation étudiante. Admise ensuite à l'Université du Wisconsin (Madison), à l'avant-garde du militantisme étudiant, elle est l'assistante de l'historien allemand George Mosse et fait ses premiers papiers sur Fourier ou Lafargue, avant de s'initier à une histoire sociale en plein développement. Scott participe aux protestations contre la guerre du Vietnam et au mouvement des droits civiques. "Mais je n'ai jamais été membre d'une organisation, prévient-elle. En militant, j'ai toujours été perplexe à l'égard des catégories fixes de l'identité, et distante vis-à-vis des interprétations unilatérales."

Distante aussi vis-à-vis de son directeur de thèse, misogyne et indifférent, elle bénéficie des conseils épistolaires du sociologue et historien Charles Tilly, jeune professeur remarqué alors pour ses travaux sur la Vendée. Mais à son égard comme par rapport aux autres grandes figures anglaises et américaines de l'histoire sociale, Joan Scott demeurera dans une relation ambivalente : "J'étais à la fois influencée, en opposition et en quête de reconnaissance."

Joan Scott porte également un regard critique sur la vie politique française, et ce depuis les années 1960, au cours desquelles elle a observé le racisme ordinaire des fonctionnaires français de l'état civil, à Carmaux. A travers une analyse du débat sur la parité (Parité ! L'universel et la différence des sexes, Albin Michel, 2005) et un ouvrage limpide consacré aux débats sur le voile, paru aux Etats-Unis mais refusé par les éditeurs français ("pour les républicains orthodoxes, c'est trop"), elle insiste sur la crise des sociétés postcoloniales et de l'universalisme français. "On a besoin en France d'un républicanisme critique, à la fois contre les discriminations et contre l'identité", défend-elle. Pour l'historienne des différences, aux Etats-Unis comme en France, l'histoire critique représente une arme politique, mais la politique des différences reste à inventer.

Laurent Jeanpierre

Article paru dans l'édition du 26.06.09.
Ecrit par post-Ô-porno, le Jeudi 25 Juin 2009, 00:59 dans la rubrique "Histoire".
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