Musique: le hip-hop obsédé par l'homosexualité
Le rapper gay Deadlee
-> Un artcicle lu sur:
slate.frL'essor du «no homo» dans le hip-hop américain change le rapport des rappeurs à l'homophobieEn août 2005, trois semaines avant sa déclaration nationale et télévisée, «George Bush se moque des Noirs», Kanye West en appelait à quelque chose qu’il allait ensuite voir comme plus courageux et plus difficile que son attaque contre la Maison Blanche. Le hip-hop, déclarait-t-il sur MTV, devrait «permettre de dire ce que l’on pense et faire tomber des barrières, mais tout le monde dans le hip-hop discrimine les gays…Tout ce que je veux c’est venir sur MTV et dire à mes amis rappeurs ‘Yo, stop’».
S’en prendre à Bush était un coup hip-hop parfait, mais s’en prendre à l’homophobie, craignait West, pouvait s’assimiler à un suicide de carrière. Sans se laisser démonter, il remit le sujet sur la table dans une interview de novembre 2005, parlant de son amour pour un de ses cousins ouvertement gay, sans oublier son attitude hostile mais changeante envers son architecte d’intérieur. L’appel à la tolérance de West reste la plus célèbre réprobation des violences homophobes que le hip-hop n’ait jamais connue.
Mais les vieilles habitudes ont la dent dure et, la semaine dernière, West modifiait quelque peu sa position sur Run This Town, le nouveau single de Jay-Z sur lequel le rappeur de Chicago fait une apparition. «C’est fou comme tu peux être Monsieur Tout Le Monde», commence le rap de West, «pour tout ce qui passe sur ta bite – pas homo» (It's crazy how you can go from being Joe Blow to everybody on your dick – no homo). No homo, pour ceux qui ne seraient pas familiers du terme, est un bout de phrase qui expurge tout discours d’un possible double-sens homosexuel. (« Tu as des boules magnifiques », dites-vous à votre partenaire de pétanque –, « no homo »). Le no homo est né dans l’argot de l’East Harlem au début des années 1990. Dans la première décennie 2000, il entra dans le vocabulaire hip-hop via le rappeur de Harlem Cam’ron et sa bande les Diplomats. Lil Wayne a fait entrer le terme dans le mainstream, distillant des mises en garde no homo dans tous ses clips, mixetapes ainsi que dans son CD Tha Carter III, meilleure vente d’albums en 2008. (Jay-Z s’était servi du mot pause dans un sens similaire.)
L’apparition de ce terme dans le hip-hop a coïncidé avec l’essor de ce que l'on appelle le «down-low brother»: une figure noire ostracisée et souvent démonisée, un dangereux croque-mitaine propagateur de maladies, invisible par nature et potentiellement angoissante et partout. Dire «no homo» a pu tout d’abord être pour les rappeurs une façon de reconnaître le phénomène down-low et de s’en distancier. Une fois la phrase répandue, beaucoup ont décrié le no homo comme désespéramment rétrograde, un obstiné «c’est ce qu’elle a dit», façon homophobe. Mais la fonction du terme s’avère bien plus complexe qu’une simple insulte. Alors que la société tolère de plus en plus les gays, le hip-hop réévalue son rapport à l’homosexualité et, bien que ce soit de manière indirecte et détournée, il est possible que le no homo aide à faire du hip-hop un endroit un peu plus gay.
«Tu ne peux pas enculer des gens et te dire gansta»J’ai une fois demandé à Method Man s’il pensait que nous allions un jour voir arriver un gansta rappeur ouvertement gay. Alors que sa nervosité devenait visible, il me répondit: «tu ne peux pas enculer des gens et te dire gansta». Comme l’a montré Kanye West, gay et hip-hop ont traditionnellement fonctionné comme des termes exclusifs l’un de l’autre, des diagrammes de Venn qui ne se touchent pas (et qui peuvent vraiment s’énerver si l’on sous-entend qu’ils pourraient, tu vois quoi, se toucher). En 1989, Big Daddy Kane résume en une phrase l’atmosphère ambiante: «la loi de Big Daddy est anti-tapettes». Quand DMX clashe ses rivaux, dix ans plus tard, avec ce rap «Yo négros, vous me rappelez un club de strip-tease/ Parce que à chaque fois que vous vous pointez, c’est comme si j’allais me faire sucer la bite» (Y'all niggas remind me of a strip club/ 'Cause every time you come around it's like I just gotta get my dick sucked ), le hip-hop était toujours conçu, de manière si agressive, comme hétéro-centrique, qu’il était inconcevable pour DMX que son histoire d’une pièce remplie d’hommes lui faisant une fellation ait quoique ce soit de gay.
No homo tord cette dynamique parce qu’il permet, implicitement, de voir le rap comme un lieu où, en fait, le gars qui tient le micro peut parler d’homosexualité, sans rester à cette chose critiquée chez d’autres. Dans sa tentative de «purifier» une formule avec des sous-entendus gays, l’étiquette no homo signifie après tout que cette formule a, en premier lieu, été contaminée – c’est à la fois une réprobation et un signal. Il ne s’agit pas de sous-entendre que no homo est un acte radical, mais il est intéressant d’y voir un sens dans lequel la phrase refuserait de fonctionner aussi univoquement que le voudraient certains de ses porte-étendard. C’est particulièrement frappant quand les rappeurs ajoutent le no homo alors qu’ils parlent d’un plaisir sexuel que, sans cela, nous n’avons pas spécialement de raison de voir comme gay. «Pas homo, je bande» (No homo, I go hard) a rappé récemment Chamillionnaire sur une mixtape, sous-entendant qu’une érection est fondamentalement quelque chose d’homosexuel. D’une manière encore plus absurde, quand Cam’ron appelle une chanson «Silky (No Homo)» [Soyeux (pas homo)], il est difficile de dire ce qu’il renie. Les émotions de tristesse et d’ardent désir que distillent les paroles? Ou la sensation tactile de la soie en elle-même?
Souvent, le no homo ne fait pas simplement office d’avertissement mais fonctionne comme une phrase-clé. Une sorte de «Vous voyez ce que je veux dire ?» pour montrer que l'on est malin. «Je viens de tourner une video avec R.Kelly, mais pas homo ». (Just shot a video with R. Kelly, but no homo though), rappait Lil Wayne en 2007. Dans ce couplet – qui parle à la fois d’un clip où Wayne et Kelly sont les vedettes, et d’une supposée sex-tape du chanteur de R&B – no homo n’est pas juste ici une pensée après-coup ; c’est la pierre angulaire de toute la blague. Ici, c’est un effet secondaire amusant, on peut voir que la vogue du no homo encourage non seulement les rappeurs à scruter tout ce qu’ils disent pour y débusquer des traces d’homosexualité, mais qu’elle permet aussi aux rappeurs de concevoir explicitement une ambiguïté gaye afin de pouvoir lui donner le coup de grâce no homo.
Plus loin, no homo possède un sens qui, loin de restreindre l’expression de soi dans le hip-hop, permet de l’améliorer. On voit cela dans les refrains et les personnages que joue l’un des plus célèbres habitués du terme. Cam’ron et les Diplomats sont, ironiquement, quelques-uns des MC les plus homoérotiques du rap. Ils portent des manteaux de fourrure roses et violets, et sont très fiers de leur look. Dans le clip de Pop Champagne, Jim Jones et Juelz Santana s’arrosent mutuellement, à s’en donner le vertige, de geysers de champ’s, blancs et mousseux. Dans son «Hey Ma», il décrit sa relation sexuelle avec sa bien-aimée en sept termes vagues – «C’était un produit de choix, mec» -. Mais quand la fille part, il appelle immédiatement Santana pour lui raconter la chose dans les plus infimes détails et, d’une certaine façon, c’est ainsi qu’il en jouit pleinement. De la même manière, Lil Wayne a été pris en photo en train d’embrasser son mentor, le rappeur Baby, sur la bouche et cultive une apparence confuse de rock-star sans chemise et sexuellement libertin. Kanye West se montre à tous les défilés de mode, s’entoure d’une troupe de designers dandys et blogue régulièrement sur le design. Quand ces rappeurs disent «no homo», il semble que ce soit plus comme une sorte de code d’honneur, une légère soumission au status quo tandis qu’ils se glissent sournoisement et sûrement dans une masculinité moins paralysante en tant que concept. Mais cela reste une concession faite à l’homophobie, une concession qui permet néanmoins une définition de l’individu hip-hop moins ferme que ce que nous avons vu précédemment. C’est loin d’être une révolution, mais, dans un sens, c’est un progrès.
Jonah Weiner, traduit par Peggy Sastre