Manon, prostituée à Paris pour 2000 euros par mois
Photo : Audrey Cerdan
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eco.rue89.comMalgré les variations de ces revenus particuliers, Manon a accepté qu'Eco89 passe son porte-monnaie au rayon X.Le rendez-vous a lieu dans un café parisien aux fauteuils mous. A chaque femme qui pousse le tourniquet, vous vous demandez si c'est elle. Celle qui a le foulard rose ? Non, trop coquette, ce doit plutôt être celle dont l'épaisse couche de fond de teint jure avec la méchante teinture jaune des cheveux.
Et lorsque Manon arrive, légèrement décoiffée, chargée d'un grand sac et d'un carnet, vous ne vous dites plus rien. C'est pourtant elle. Une ravissante jeune fille de 26 ans qui explique, durant plus d'une heure, que prostituée, c'est un métier, pas une identité.
Elle n'aime pas trop le mot « prostituée », toutefois utilisé dans cet article parce qu'assez commode pour désigner cette activité qui « va de la pipe à 10 euros à la totale en une heure pour 400 euros ».
« Il n'y a pas mille façons de baiser », dit Manon. Embarrassée par l'expression, elle l'explique :
« Ce qui fait la différence du prix, c'est le cadre, la façon de faire. Pas franchement la technique… Ce que je veux dire, c'est que la gamme est large. Il faut sortir du stéréotype de la misère sur le trottoir contre le grand luxe façon call-girl. Si une fille fait le trottoir, elle aura plus de “services” et au final, elle peut se faire autant d'argent que la fille qui prend 200 euros de l'heure. »
Adhérente du Strass, le syndicat du travail sexuel, elle milite pour l'abrogation de l'article sur l'interdiction du racolage passif, inscrit dans la loi sur la sécurité intérieure de 2003 :
« On a besoin d'un vrai statut. Pas forcément une réglementation mais reconnaître ces métiers comme tels. C'est une loi totalement hypocrite qui fait beaucoup de dégâts. Aujourd'hui, on est dans un flou juridique total. On n'a aucun autre droit que celui de payer des impôts. »
Occasionnelle depuis la fin de ses années lycées, Manon, tire la totalité de ses revenus de cette activité depuis sept ans :
« J'y suis arrivée accidentellement. Au début, c'était un moyen d'arrondir mes fins de mois. Le temps passant, c'est devenu mon boulot. On ne choisit pas d'entrer dans la prostitution mais on choisit d'y rester. »
Revenus mensuels : de 700 à 4400 euros par mois
Manon est indépendante. En sept ans, elle a travaillé « dehors » (« j'attends mes clients dans des cafés, pas sur le trottoir ») et un peu sur Internet. Les bonnes semaines, elle a un client par soir :
« Je travaille 25 heures par semaine. Ce qui ne veut pas dire que je passe 25 heures avec des clients. Le prix à l'heure est assez peu représentatif. Pour une passe, il faut travailler plusieurs heures : chercher le client, se déplacer etc. Les meilleurs mois, j'ai un client cinq soirs par semaine. »
Manon touche en moyenne 200 euros par client, soit 3000 à 4000 euros les bons mois :
« C'est difficile de parler d'un revenu mensuel. Il y a des mois où je ne gagne rien. Il suffit que je tombe malade. D'autres où je tourne plutôt autour de 700 euros. La moyenne, c'est vraiment 2000 euros. »
Le prix de la passe, Manon le fixe elle-même. En conformité avec les prix du marché, dit-t-elle. Et si le client veut marchander, c'est non :
« Il faut éviter de se laisser tirer vers le bas. Ça renforce les fausses idées sur le métier, notamment celle des filles tellement dans la merde qu'elles peuvent accepter n'importe quoi.
Quand tu achètes une baguette, tu ne marchandes pas. Je ne vois pas pourquoi mes services seraient négociables. Je trouve ça dégradant. »
Mère célibataire (2 enfants), elle a touché l'allocation parent isolé (environ 700 euros mensuels) jusqu'aux 3 ans de son fils. Durant deux ans environ, Manon a arrêté de travailler. Elle a vécu de ses économies (« 8000 euros »), de cette aide et de multiples emprunts à sa famille.
Aujourd'hui, elle touche une aide au logement (APL) de 200 euros environ par mois et 200 euros d'allocations familiales.
Dépenses fixes : 2000 euros environ
Pour Manon, l'exercice est difficile : « Parce que c'est du black, du liquide, c'est quand même difficile pour nous d'établir des budgets… alors les dépenses… je ne sais pas du tout. »
Logement (électricité comprise) : 850 euros
« C'est difficile pour les filles de se loger. Il faut des bulletins de salaire… Nous n'avons rien de tout cela. J'ai trouvé cet appartement grâce à une copine. Avant je louais en plus un appartement professionnel avec une autre fille. C'était trop cher ; maintenant, je me déplace chez les clients. »
Transport : 250 euros
« Je n'ai pas le permis. Je me déplace en métro et je prends souvent des taxis le soir. Après, ça dépend des mois… »
Téléphone et abonnement Internet : 250 à 300 euros
« Je ne vais pas laisser mon numéro privé sur Internet ! On est obligée d'avoir deux téléphones, deux abonnements. C'est cher. »
Vêtements, accessoires et préservatifs : 100 à 150 euros
« Je ne suis pas très dépensière mais je suis obligée de renouveler ma garde-robe. Prenez les bas, c'est phénoménal les bas ! Ils sont filés tout de suite, c'est une paire de bas par client. Bon, les capotes, c'est pas cher du tout mais il en faut à peu près trois par passe. Il faut son petit matériel. »
Alimentation, produits courants : 300 euros
« Je fais des courses toutes les semaines pour mes enfants et moi. Je ne sais pas vraiment combien je dépense. Plus de 60 euros pour les courses principales de la semaine mais ça ne suffit pas, alors je dois y retourner. »
Loisirs et garde des enfants : 200 euros
« Il y a la danse (280 euros par an), la cantine qui ne coûte pas cher du tout, les sorties, les cadeaux pour les anniversaires, les goûters… Je ne peux pas vraiment calculer. Evidemment, les mauvais mois, on sort moins.
Je fais souvent garder mes enfants par ma famille. Sinon, c'est environ 50 euros pour une soirée avec la baby-sitter. »
Tabac : 100 euros par mois
« J'ai honte. Je fume un paquet par jour. Quand je n'ai pas d'argent, j'achète du tabac et je roule mes cigarettes. »
Autres dépenses
Manon paye 820 euros sa taxe d'habitation (redevance télé incluse) mais ne déclare aucun revenu :
« Plusieurs filles déclarent leurs revenus en profession libérale. Pas sous l'intitulé “prostituée”, plutôt des trucs comme “bien-être”, “massage” ou “prestation artistique”. Ce n'est pas mon cas. L'Etat fait tout pour m'empêcher de travailler, c'est totalement hypocrite de me prélever. Je suis tout à fait pour contribuer et redistribuer à condition de ne pas être exclue. »
Isolée financièrement et socialement
Contrairement à ses collègues du bois de Vincennes qui doivent parfois débourser jusqu'à 150 euros d'amende par soir, Manon se planque pour travailler mais là aussi, l'affaire est compliquée :
« Les bars ferment dans Paris, la police fait des descentes partout. Tous les gens qui “profitent” de notre argent risquent d'être inquiétés pour proxénétisme. Y compris la personne qui loue un appartement à une prostituée ou l'informaticien qui nous aide à faire un site. Bon, moi, je suis inscrite sur des sites gratuits… Mais voilà, tout est fait pour nous isoler. Il faut quand même redéfinir ce terme de proxénétisme ! »
Si Manon dispose d'un compte en banque, elle ne l'utilise que ponctuellement pour ne pas éveiller les soupçons. Ses économies, elle les garde chez elle :
« C'est très important d'économiser parce qu'on n'a aucun filet de sécurité en cas de pépin. Cet argent-là, il est tout de suite dépensé à la moindre tuile. Je suis fourmi, limite radin, alors ça va. »
Comme la plupart des personnes interrogées par Eco89 pour cette rubrique, Manon, à la fin de l'entretien, est étonnée d'être toujours dans le rouge. Elle ne sent pas précaire mais déplore l'insécurité perpétuelle dans laquelle se trouvent les prostituées :
« Je ne sais jamais combien je vais gagner, si je vais travailler ou pas, si le client posera ou non un lapin, si une baby-sitter se déplacera à temps pour garder les enfants… Economiquement, je ne m'en sors pas si mal mais tant que je gagnerais de l'argent que je ne peux pas dépenser comme tout le monde, ce sera difficile. »
Zineb Dryef
Avertissement : Les sommes indiquées sont approximatives en raison du
mode de rémunération et de l'irrégularité de cette activité.