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*Gayatri C. Spivak, à l'écoute de l'Autre

--> Entretien
Gayatri C. Spivak, à l'écoute de l'Autre



-> Un article lu sur: lemonde.fr


Nous n'en finissons pas de rattraper le retard pris à traduire les classiques américains de ce que l'on recouvre sous le terme (trop) vague de cultural studies ("études culturelles"). Après Judith Butler, Eve K. Sedg-wick ou Homi K. Bhabha, c'est au tour de Gayatri Chakravorty Spivak, professeur à Columbia et figure majeure des études postcoloniales, dont on peut découvrir deux textes : une célèbre conférence prononcée en 1983 et intitulée Les subalternes peuvent-elles parler ?, et En d'autres mondes, en d'autres mots, initialement paru en 1987. Spivak y mêle déconstruction et féminisme, qu'elle soumet à une perspective marxiste inspirée notamment du penseur italien Antonio Gramsci (1891-1937). C'est à ce dernier qu'elle emprunte la notion de "subalterne", appliquée aux rapports entre l'Occident et le Tiers-Monde. Bien que tardives, ces traductions arrivent en France à point nommé : on ne saurait imaginer meilleure réplique au débat sur l'"identité nationale". Une réplique dont la lecture est exigeante, car nourrie de tous les débats théoriques des vingt dernières années. Mais que Spivak rend lumineuse à l'occasion.


Rue de Buci, dans le 6e arrondissement de Paris. Rendez-vous a été pris à son hôtel, où nous l'attendons en relisant l'histoire de Bhuvaneswari Bhaduri. Cette jeune femme de 16 ou 17 ans se pendit dans l'appartement de son père, au nord de Calcutta, en 1926, mais attendit pour cela d'avoir ses règles afin que l'on n'interprétât pas son geste comme un cas de grossesse illicite - on découvrit plus tard qu'elle s'était tuée pour n'avoir pas osé commettre un attentat contre les colons anglais. Alors que la tradition qui imposait aux veuves de s'immoler avec leur époux exigeait de celles-ci qu'elles soient "pures", la jeune fille renversa l'interdit en se suicidant "impure" afin de signifier que son geste n'était pas dicté par la passion amoureuse - ce que l'on en conclut néanmoins. L'histoire de Bhuvaneswari, grand-tante de Gayatri Spivak, lui fut transmise par les femmes de sa famille, mais tronquée, modifiée, comme si la jeune fille n'avait pas réussi à faire comprendre son geste, même à celles qui étaient les plus susceptibles d'en recevoir le sens codé. "La subalterne ne peut parler", en concluait l'auteur de la conférence de 1983, reprise depuis de très nombreuses fois.

"ÇA N'A PAS ÉTÉ FACILE"

Comme elle nous rejoint, Gayatri Spivak désigne l'immense reproduction au mur du hall d'entrée de l'hôtel : Femmes d'Alger dans leur appartement, de Delacroix, où trois femmes sont assises autour d'un narguilé pendant qu'une servante, de dos, sort du harem. "Assia Djebar, dit-elle, a écrit un recueil de nouvelles qui porte ce titre : elle y montre que le sens du tableau tient au jeu de mouvements et de regards entre ces femmes enfermées, et tente de restituer les paroles échangées mais que Delacroix a gelées dans son tableau." Car si Baudelaire fut surtout sensible au "secret douloureux" que cachent les yeux de ces femmes, Spivak, comme la romancière Assia Djebar, préfère écouter ce que le peintre a vu ou cru voir : interpréter ce que semblent se dire les deux femmes situées au centre ou la servante à l'air malicieux et à la main gauche suspendue en l'air.

A quel titre ?, lui a-t-on souvent opposé. En devenant "University Professor" (titre honorifique qu'elle est la seule a détenir dans le domaine des humanités à Columbia), la théoricienne des subaltern studies n'a-t-elle pas perdu tout lien avec ceux qu'elle prend pour objet d'étude ? "Je sais que je ne suis pas très aimée, reconnaît Spivak, mais j'ai l'habitude. Dès le début, ça n'a pas été facile." A la fin des années 1950, Gayatri était, à 17 ans, la plus brillante étudiante de l'Université de Calcutta, trop critique néanmoins à l'égard de l'institution. Il lui fallait partir, mais comment ? "J'ai entendu parler d'un homme qui dirigeait une compagnie. Sans rien dire à personne, je suis allée plusieurs matins de suite à son bureau. Il fallait indiquer sur un papier son nom et ce que l'on venait solliciter. J'ai écrit : "Gayatri Chakravorty : éducation". Au bout de huit jours, intrigué, il m'a fait venir et m'a dit : "Si vous voulez partir, obtenez un passeport, un visa et je vous donnerai un billet pour les Etats-Unis, one way" !"

Acceptée à Cornell, où elle a pour tuteur le théoricien Paul de Man, elle découvre par hasard De la grammatologie, de Jacques Derrida, en commandant une série d'ouvrages aux éditions de Minuit : "Je ne savais rien de lui. Dès les premières pages, je suis tombée sur le mot "ethnocentrisme" ; personne ne parlait de cela dans l'Université à cette époque. Mon français était alors vraiment rudimentaire, mais j'ai tout de suite su que je devais traduire ce livre et écrire dessus", ce qu'elle fait en 1976.

INTERPRÉTER LES SIGNES

Aujourd'hui au sommet de la hiérarchie universitaire, Spivak s'efforce de ne pas lâcher l'autre bout de la chaîne qui la relie à l'Inde, où une association qu'elle a fondée assure la scolarisation d'enfants dans des régions pauvres. Les subalternes ne sont pas, répète-t-elle, les déshérités, les étrangers ou simplement ceux qui n'ont pas leur part du gâteau : ce sont surtout ceux dont la parole est privée des conditions nécessaires à son expression et ne peut donc être entendue.

A ses yeux, la critique postcoloniale ne consiste ni à dénoncer les "dead white european males" comme intrinsèquement oppressifs ni à prétendre parler à la place des subalternes, mais à remettre sans cesse en cause ce qui structure notre imaginaire de l'Autre et nous empêche de l'entendre. Autrement dit, à savoir guetter et interpréter les signes, comme cette "fébrilité" de la main que lève la servante noire décrite par Assia Djebar dans Femmes d'Alger dans leur appartement (Ed. des Femmes, 1980, disponible en Livre de Poche).

Jean-Louis Jeannelle

Article paru dans l'édition du 24.04.10



Les Subalternes peuvent-elles parler ?, (Can the Subaltern Speak ?), traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jérôme Vidal, Ed. Amsterdam, 112 p., 13 €.

En d'autres mondes, en d'autres mots : essais de politique culturelle, (In Other Worlds), traduit par Françoise Bouillot, Payot, 512 p., 30 €.

 


Ecrit par post-Ô-porno, le Samedi 24 Avril 2010, 22:50 dans la rubrique "Sources".
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