Le genre, évolution d’une révolution
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360.chOmniprésente jusqu’au politiquement correct et souvent incomprise, la notion de genre laisse souvent perplexe, voire sceptique. Retour sur une histoire récente, au potentiel révolutionnaire.
Théories éculées de féministes bon teint ou jargon d’intellos? En réalité, les évolutions – principalement anglo-saxonnes – en matière de sociologie de genre nous font faire un pas de côté et procèdent à des remises en question des normes en partant des marges et des subcultures. Avec une visée capitale et somme toute révolutionnaire: sortir de la vision binaire et figée des identités sexuelles, à l’œuvre à tous les étages et en tous lieux. «Qui va garder les enfants?» s’inquiète Laurent Fabius en septembre 2005 lorsque Ségolène Royal affirme être prête pour une candidature présidentielle. «Homme ou femme?», se demande-t-on avec anxiété à propos de l’athlète sud-africaine Caster Semenya, vainqueure du 800 mètres des mondiaux d’athlétisme à Berlin en août 2009.
«Homosexualité et pédophilie sont liés», affirme le numéro deux du Vatican en avril dernier dans un dérapage censé prendre la défense du célibat des prêtres lors de scandales pédophiles à répétition. Ce que ces trois «scandales» qui ont fait la une des journaux ont en commun? Elles mettent toutes en jeu les questions de genre. Et c’est le genre – ou gender – et ses outils théoriques qui s’ingénie à comprendre pourquoi, encore aujourd’hui, on considère que les femmes sont moins aptes à gouverner que les hommes, que les intersexuel·le·s suscitent le rejet et que l’homosexualité relève de la pathologie. Il s’agit donc de comprendre ces stéréotypes à la fois éculés et toujours prégnants, mais aussi – et surtout? – d’en sortir. Force est de le constater, malgré les avancées indéniables en la matière, le pouvoir, qu’il soit politique, économique ou social, rime toujours mieux avec le masculin. Et pourquoi? Cela vient de loin… De la nature, diront les un·e·s. De la culture, diront les autres, et notamment Simone de Beauvoir qui en 1949 avec le Deuxième sexe est l’une des premières à séparer le sexe biologique – une femme n’est pas forcément maternelle – des attributions sociales dévolues à chaque sexe, c’est-à-dire le genre.
Garçons pilotes et filles hôtesses
Cela commence au biberon. Ou au sein, bien sûr. Et peut-être même avant. Dès que les parents connaissent le sexe de leur enfant, les projections ne sont pas les mêmes pour une fille ou un garçon. C’est toute une éducation sexuée – entendez par là différenciée selon le sexe – qui commence. La famille, l’école, remises en question des normes les institutions, tout le monde est de la partie. De présupposés inconscients en attentes sous-entendues, les garçons veulent être pilotes d’avion et les filles hôtesses de l’air. Evidemment, il existe pléthore d’exceptions et rares sont les familles et entourages scolaires qui ne laissent aucune marge de manœuvre à nos enfants. En outre, il s’agit de ne pas oublier que la réalité est souvent plus complexe que les discours dominants veulent bien nous le faire croire. Il n’empêche. Naître avec un sexe de fille ou un sexe de garçon n’est pas neutre. En matière de profession, cela aboutit à ce qu’on appelle en genre la division sexuelle du travail. Encore aujourd’hui, les femmes sont majoritairement dans les métiers de service et de soins – il paraît qu’on aime ça, étant douces, serviables et généreuses – tandis que les hommes se retrouvent plutôt dans des professions plus techniques, physiques ou compétitives. Pas sûr que tous s’y retrouvent. Ainsi, les garçons apprennent à être des hommes et les filles des femmes. Si l’on ajoute à cela une hiérarchie en faveur des valeurs dites masculines, on obtient le genre. En fonction de son sexe biologique – homme ou femme et rien d’autre! – des qualités et des rôles sont attribués et considérés comme naturels. Il s’agit alors d’être de vrais hommes – construction sociale du masculin – ou de vraies femmes – construction sociale du féminin. Sans oublier que les hommes sont plus forts, plus courageux, mais aussi plus violents. Et les femmes, plus faibles, plus fragiles mais plus douces. Sinon? Sinon, c’est la transgression de genre et la punition qui peut aller d’une légère désapprobation aux violences les plus extrêmes.
Ni homme ni femme, bien au contraire
Une vraie femme, c’est comment? Visiblement, l’athlète Caster Semenya ne correspond pas à tous les critères. D’apparence trop masculine, sa progression fulgurante et sa victoire écrasante au Championnat du monde d’athlétisme de Berlin suscitent la polémique. On doute de son appartenance sexuelle. Caster Semenya doit alors subir des tests de féminité qui ont surtout réussi à prouver qu’il n’est pas si simple de déterminer le sexe d’une personne. Trop de paramètres et pas assez de certitude. Les lumières de tout un tas d’experts ont pourtant été convoquées: gynécologue, généticien, urologue, interniste, endocrinologue, psychologue. Résultat des courses, Caster Semenya serait hermaphrodite (ou intersexuelle), c’està-dire dotée d’organes génitaux féminins et masculins. En l’occurrence, l’athlète sud-africaine n’a pas d’ovaire mais des testicules internes. Le dopage est désormais exclu mais pas l’embarras. Que faire d’une sportive dotée de testicules internes pourvoyeurs de testostérones? Dans quelle catégorie – homme ou femme – Caster Semenya peut-elle exercer? L’affaire se complique encore alors que les autorités sud-africaines crient au racisme. Ce n’est qu’après onze mois de suspension que l’athlète a obtenu l’autorisation de courir à nouveau et ceci en tant que femme.
Le genre de l’orientation sexuelle
Certes, l’OMS ne considère plus l’homosexualité comme une maladie, mais certain·e·s la considèrent toujours comme une déviance voire une perversion. En témoigne le dérapage vaticanesque du 12 avril dernier: «Les scandales de pédophilie qui secouent l’Eglise catholique sont liés à l’homosexualité, pas au célibat des prêtres» déclare le secrétaire d’Etat du Vatican, le cardinal Tarcisio Bertone. Il est clair que pour la reproduction de l’espèce et le maintien de la famille – ce fameux gage de stabilité sociale – l’hétérosexualité, c’est mieux. De l’invisibilisation à la stigmatisation des LGTB, l’orientation sexuelle de chacun·e se révèle un critère social d’importance, ce n’est pas un scoop. Mais quel rapport avec la sociologie du genre? Eh bien, si le genre dénonce la domination des valeurs masculines, il en fait de même avec l’hégémonie hétérosexuelle. En bref, si le genre s’est d’abord intéressé principalement à la construction sociale du masculin et du féminin, il s’emploie aussi à montrer l’articulation des rapports de pouvoir selon l’appartenance sexuelle, l’orientation sexuelle, la classe sociale, la race ou l’ethnie. C’est ce qu’on appelle dans le jargon l’intersexionnalité. Tout un programme pour sortir du modèle unique et universel de l’homme blanc, pas trop pauvre et hétérosexuel.
Quand Judith sème le trouble
Dans les années 90 et jusqu’à aujourd’hui, Judith Butler, féministe et philosophe américaine, fait entendre une voix critique envers l’hétéronormativité des féministes mais aussi envers les catégorisations identitaires de certains courants gays ou lesbiens. Qu’est-ce qu’une femme? Qu’est-ce qu’un homosexuel? Pour faire entendre sa voix et ses revendications politiques, il est avantageux de se définir et de déterminer ses besoins et ses droits. Judith Butler et d’autres appellent à la prudence, il s’agit de ne pas figer les identités, de ne pas ériger de critères qui s’avèrent excluant. Sinon comment se situer en tant que bisexuelle, par exemple? La philosophe américaine s’attache aussi dans cet ouvrage à montrer le côté construit de l’hétérosexualité. Il s’agit de sortir de la seule problématisation de l’homosexualité et des sexualités alternatives pour remettre en cause la norme en tant que telle. La publication en 1990 de Gender Trouble – traduit en français en 2004 seulement sous le titre Trouble dans le genre – lance un pavé dans la marre et symbolise l’émergence des queer théories. Judith Butler part de la figure du drag king pour montrer le côté performatif du genre. Des femmes «jouent» à être des hommes. L’accent est donc mis sur la construction sociale du masculin, du féminin et de l’hétérosexualité. Construites certes, les normes de genre ne sont pas moins fortement intériorisées et puissantes. Il ne suffit pas de s’habiller un jour en femme et un jour en garçon pour s’en défaire! La féministe américaine exerce ce mouvement qui part de la marge pour mettre en question le centre. Cette démarche des périphéries vers le centre est caractéristique
Le savoir n’est pas neutre
Ce que les gender theories et toutes les studies qui vont fleurir à leur suite – gay and lesbian studies, ethnical studies, black lesbian studies, cultural studies, postcolonial studies – remettent fondamentalement en question, c’est aussi (surtout?) la constitution du savoir. Les sciences, pour être considérées comme telles, doivent se constituer sur des critères d’objectivité et de neutralité. Eh bien, nombre de théories féministes, anthropologiques, sociologiques, ont montré à maintes reprises l’importance du contexte de constitution du savoir. Qui parle et d’où parle cette personne? La pseudo-objectivité des disciplines universitaires serait plutôt le fruit d’une subjectivité masculine, blanche, bourgeoise, hétérosexuelle et occidentale. Le genre et ses développements récents partent de points de vue minoritaires et réintroduisent de la subjectivité. Je est peut-être un autre mais il n’est en tout cas pas neutre. Les gender et queer theories possèdent un potentiel révolutionnaire indéniable et plutôt excitant. Mais, du fait même de ce potentiel, elles suscitent anxiétés et résistances. Brouillage identitaire et remise en question de la rationalité scientifique… Entre enthousiasme et déconsidération, à vous de faire votre choix.
Estelle Pralong