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"Parce que le sexe est politique"

  

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*Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe

--> Gayle Rubin
Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe




Gayle Rubin (Auteure); Rostom Mesli, Flora Bolter, Christophe Broqua, Nicole-Claude Mathieu (Traduction), Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, EPEL - Rostom Mesli (ed.), 2010.


Sommaire:

- Préface de David M. Halperin et Rostom Mesli (voir plus bas)
- Le Marché aux femmes, traduction de Nicole-Claude Mathieu;
- Le Péril cuir, traduction de Rostom Mesli;
- Penser le sexe, traduction de Flora Bolter;
- Les Catacombes, traduction de Rostom Mesli;
- "La nostalgie, c'est l'arme du faible," interview de Gayle Rubin par Rostom Mesli;
- Elégie pour la Vallée des rois, traduction de Rostom Mesli;
- Étudies les subcultures sexuelles, traduction de Christophe Broqua.


« NOTRE AMIE GAYLE RUBIN… »
Préface de David M. Halperin et Rostom Mesli

"Gayle Rubin est une légende vivante des études sur la sexualité et de la queer theory. « Le Marché aux femmes », qu’elle écrivit lorsqu’elle était étudiante de premier cycle à l’Université du Michigan et qu’elle publia en 1975 lorsqu’elle y était doctorante, eut vite fait de devenir l’article d’anthropologie sociale le plus cité ; on considère qu’il a fondé les champs de la théorie féministe et des études de genre, et qu’il est à la base de tous les travaux ultérieurs sur la construction sociale du genre. En fait, Rubin semble avoir été la première anthropologue féministe à employer le mot de « gender » dans un texte imprimé. À « Penser le sexe », autre article qu’elle écrivit dix ans plus tard, on attribue la fondation des études sur la sexualité, des études gaies et lesbiennes, et de la queer theory. Les universités d’Amérique du Nord ont été le théâtre, ces dernières années, de plusieurs colloques destinés à célébrer les vingt-cinquièmes et trentièmes anniversaires de ces deux textes.

Par la suite, Rubin publia une série d’articles — dont beaucoup paraissent ici pour la première fois en traduction française — qui l’ont confirmée dans son statut de représentante la plus éminente de ce qu’elle a elle-même appelée « une théorie radicale de la politique de la sexualité ». Au cœur de cette théorie, l’idée que voici : ce qui, dans nos sociétés, passe pour la morale sexuelle dissimule l’opération sous-jacente d’un système illégitime de stratification sexuelle que l’on accepte sans l’interroger ; cette morale sexuelle recouvre une façon d’organiser la vie sexuelle en fonction d’une hiérarchie de privilèges et de prestige qui veut que certaines formes de comportement sexuel (hétérosexuel, monogame, dans le cadre du mariage, libre, gratuit, ayant lieu dans l’espace domestique, intra-générationnel, vanilla , génital, à deux, procréatif, sans sex toys, et sans usage de pornographie), soient approuvées et promues comme allant de soi, tandis que les autres, aussi bien que les personnes qui les pratiquent, sont considérées comme problématiques, mauvaises, inacceptables, et sont non seulement critiquées, mais aussi persécutées, pénalisées, et vouées à l’élimination au nom de l’hygiène morale et sociale.

Il n’y a, pourrait-on penser, pas grand-chose de radical dans cette perspective. Ce serait oublier qu’elle fut produite dans un temps où de nombreuses formes de comportement sexuel restaient pénalisées. D’ailleurs, jusqu’en 2003, année où la Cour Suprême des États-Unis déclara de telles lois contraires à la Constitution, l’État du Michigan a continué d’interdire tout rapport sexuel anal, oral, ou manuel entre deux personnes, quel que soit leur sexe, et considérait de tels actes comme des crimes passibles d’amendes et de peines qui pouvaient aller jusqu’à quinze années de prison ; et ces lois étaient parfois appliquées. La clarté et la rigueur de ses conférences comme de ses écrits ont fait de Rubin le principal porte-drapeau, dans le monde intellectuel, de la libération sexuelle « radicale » aux États-Unis.

Au cours des trois dernières décennies, Rubin s’est aussi consacrée à l’écriture d’une histoire, monumentale et minutieuse, de l’émergence et de la formation, aux États-Unis, d’une subculture sexuelle spécifique qui n’avait jamais été étudiée par un anthropologue de métier — à savoir les communautés gaies dites « cuir ». Ce travail est passé par la description et l’analyse des identités sociales (et pas seulement des pratiques sexuelles) produites par les homosexuels sadomasochistes. La tâche était de grande ampleur. En effet, au moment où Rubin commença son travail sur le sujet, les documents dont elle avait besoin pour étayer sa recherche n’existaient pas : elle dut constituer les archives mêmes sur lesquelles fonder son étude. Il lui fallut repérer, assembler, et dans une large mesure créer les sources les plus élémentaires nécessaires à son projet — ce qu’elle fit par la conduite d’innombrables interviews, la pratique de l’observation participante, et la mise au jour de matériaux supplémentaires, jusques là dispersés dans diverses archives et documents.

Cette tâche n’était pas seulement ardue : elle était aussi dangereuse. Non pas du tout parce que les communautés parmi lesquelles Rubin travaillait lui étaient hostiles, mais parce que le contexte politique plus large dans lequel elle a œuvré — la société étatsunienne en général, aussi bien que le mouvement féministe en particulier – s’opposaient parfois violemment à son approche, laquelle envisageait les différences de pratiques sexuelles d’un individu à l’autre comme de bénignes variations du comportement humain. Le sadomasochisme en général, et le sadomasochisme gai en particulier, étaient souvent vus comme des perversions, des formes d’agression, des exemples de fascisme érotique, des abominations morales, des atteintes à la dignité de la personne, des menaces contre le bien-être des femmes et des enfants, des facteurs de diffusion du SIDA, et des dangers pour l’humanité en général, aussi bien que pour la société américaine en particulier. Nombreuses étaient les militantes féministes qui considéraient Rubin comme l’ennemi — comme la représentante la plus importante, la plus puissante, et par conséquent la plus menaçante, d’une perspective qu’elles tenaient pour anti-féministe. Certaines estimaient que Rubin promouvait la violence contre les femmes. Pendant une bonne dizaine d’années au moins, depuis le début des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990, chaque déplacement de Rubin fut guetté et dénoncé par de nombreuses féministes qui tentaient de l’empêcher de s’exprimer publiquement, boycottaient les organisations qui l’invitaient, essayaient de la faire exclure des groupes de recherche auxquels elle appartenait et, souvent, usaient de la menace personnelle ; pour finir, elles réalisèrent des alliances stratégiques avec le Parti Républicain et l’extrême-droite pour s’opposer à l’éthique sexuelle défendue par Rubin.

La polémique n’a pourtant jamais vraiment cessé: dans The Professors, livre qu’il a publié en 2006, le journaliste et militant de droite David Horowitz compte Rubin parmi les « 101 universitaires les plus dangereux aux États-Unis ».

Dans son article pionnier de 1975 sur « Le Marché aux femmes » — il ouvre le présent recueil — Rubin proposait une théorie pour expliquer la subordination sociale des femmes aux hommes, dans « les variations infinies et la monotone similitude qu’elle revêt à travers les cultures et à travers l’histoire ». Elle situait les causes de l’oppression des femmes dans le système de parenté et dans la division genrée du travail, ainsi que dans les formations fantasmatiques et érotiques collectives qui soutiennent, reflètent, et reproduisent cette structuration des relations sociales. S’appuyant sur les travaux de Claude Lévi-Strauss et les utilisant dans une perspective féministe (ce qui n’était pas une mince affaire), Rubin remarquait que « les structures élémentaires de la parenté » produisent des asymétries de genre dans la mesure où elles imposent la circulation des femmes entre les hommes à travers l’institution du mariage — une institution dont la fonction consiste, dans de nombreuses sociétés, à lier des familles, des foyers, et des unités de parenté par le moyen des femmes données et reçues en mariage. Cette institution est plus connue sous le nom de tabou de l’inceste : Rubin (à la suite de Lévi-Strauss), a interprété le tabou de l’inceste, non comme une prohibition spécifiquement sexuelle, mais plutôt comme l’expression d’un impératif social plus fondamental : l’exogamie. C’est cette dernière qui interdit la consommation sexuelle des femmes à l’intérieur de la famille, et qui, à la place, exige que les femmes soient échangées — comme des mots et comme de l’argent — entre hommes de différents foyers ou différents groupes de parenté. (Le tabou de l’inceste aurait pu, en théorie, donner lieu à l’échange des hommes, au lieu de l’échange des femmes, mais ce n’est pas ce qui s’est produit — ce qui n’est qu’une autre façon de dire que c’est la domination masculine, non la domination féminine, qui est la règle dans les sociétés humaines). En bref, le tabou de l’inceste, les structures de parenté qui lui correspondent, et le marché aux femmes mariables qui en résulte, donnent aux hommes des droits sur les femmes, que les femmes n’ont ni sur les hommes, ni sur elles-mêmes (le droit, par exemple, de disposer de quelqu’un dans le mariage). Les hommes, dans ce système, sont des agents culturels — dans la mesure où ils échangent les femmes — tandis que les femmes sont des véhicules culturels, la marchandise qu’on échange. Ce système culturel asymétrique, cette division genrée entre les échangeurs et les échangées, a notamment pour effet un important degré de subordination des femmes aux hommes dans l’ordre social.

Le modèle théorique de Rubin, dont le raffinement et l’audace vont bien au-delà de ce qu’on peut en rendre ici, a l’avantage d’expliquer l’inégalité de genre dans des termes féministes. C’est-à-dire que Rubin traite l’inégalité de genre comme une forme de stratification sociale — ce qui permet de l’analyser en termes d’oppression politique. Cela peut sembler une idée toute simple, mais elle était révolutionnaire à l’époque — et elle conserve aujourd’hui encore une grande portée. Rubin, en effet, place l’origine de la domination masculine, non dans une nature présentée comme fixe ou inaltérable, ou dans une essence de la féminité ou de la masculinité, mais dans des modalités d’organisation sociale et dans des pratiques institutionnelles. Cette façon de concevoir le genre comme une catégorie sociale est, aujourd’hui encore, loin d’être universellement admise. Ainsi le modèle de Rubin reste-t-il politiquement progressiste dans la mesure où il défie les idéologies modernes qui présentent le genre comme une hiérarchie naturelle plutôt que comme une injustice sociale — idéologies qui sont elles-mêmes liées à des pratiques institutionnelles d’oppression de genre et qui fonctionnent également comme des éléments du dispositif d’oppression de genre, dans la mesure où elles font passer la domination masculine pour une donnée naturelle, indépassable, et non idéologique — qui, par conséquent, ne peut pas faire l’objet d’une critique politique.

Mais le modèle de Rubin est politiquement efficace en un autre sens : en constituant effectivement le genre en construction socio-culturelle, il vient légitimer le féminisme — conçu désormais comme champ de recherche interdisciplinaire dont l’objet principal est de mener l’analyse et la critique intellectuelles de la construction socio-culturelle du genre. Pour le dire autrement, le modèle de Rubin constitue un objet que le féminisme est fondé à revendiquer comme son domaine de recherche propre. Et plus encore, en formulant l’idée d’un « système sexe-genre », et en proposant que l’on envisage ce système comme tout aussi fondamental à l’organisation des sociétés humaines que le « système politique » ou le « système économique », Rubin a inventé les nouvelles études sur le genre et la sexualité, en même temps qu’elle en a délimité l’objet. C’est en ce sens que l’on a souvent dit que Rubin avait fourni un fondement théorique à la théorie féministe, aux études sur le genre et sur la sexualité. Il serait probablement plus exact de dire que Rubin a inventé le champ, plus large et aux contours moins aisés à délimiter, qui sous-tend nombre de ces disciplines : à savoir l’économie politique du sexe.

Une autre réussite du « Marché aux femmes » a consisté à donner, d’un phénomène universel, une analyse constructionniste sociale. L’article, en effet, examina une structure sociale — la domination masculine, la subordination des femmes — observée dans la plupart des sociétés humaines, sinon toutes, et fournit une façon de la comprendre qui ne l’essentialisait pas, qui ne l’attribuait pas à la nature, qui refusait de la considérer comme un destin humain sur lequel on n’aurait aucune prise, ou comme une « nécessité de la culture », pour la seule raison que la vie humaine aurait toujours, ou presque toujours, reposé sur cette structure. Autrement dit, comme les psychologues évolutionnistes, Rubin interprétait la vie sociale contemporaine comme le produit d’une configuration du sexe et du genre qui, « dans un obscur passé humain », « organisait la société », mais qui a depuis perdu nombre de ces fonctions. À la différence des psychologues évolutionnistes, cependant, Rubin ne pensait pas que les relations qui lient les femmes et les hommes de nos jours soient la conséquence inéluctable d’une subjectivité figée, ancrée dans une domination masculine de souche préhistorique. Si l’inégalité de genre, quelque généralisée qu’elle soit, était le résultat d’arrangements sociaux archaïques de moins en moins justifiés, elle pouvait faire l’objet de contestation sociale. À la fin de son article, Rubin appelait en effet à une « révolution de la parenté ». La révolution n’eut pas lieu, mais même les plus petits pas faits dans cette direction ont eu des conséquences importantes, donnant en ce sens raison à Rubin lorsqu’elle entrevoyait les larges effets sociaux qu’auraient des changements dans les structures de la famille et de la parenté.

Rubin ne se satisfit pas longtemps des formulations contenues dans son article, vite devenu un classique. Elle y revint dix ans plus tard, dans « Penser le sexe », où elle introduisit une deuxième innovation capitale. Dans ce nouvel article, elle se proposait de contester l’idée que « le féminisme est ou doit être le lieu privilégié d’élaboration d’une théorie de la sexualité ». « Le féminisme, y écrit-elle, est la théorie de l’oppression de genre », et s’il est vrai que « le féminisme sera toujours une source de réflexion passionnante sur le sexe », Rubin considérait qu’il n’avait, ni ne devait avoir le monopole de la question. Au contraire, « bien que le sexe et le genre soient reliés, ils ne sont pas la même chose, et ils forment le fondement de deux aires différentes d’interaction sociale ».

Rubin présentait cette idée comme une critique directe de ce que, dix ans plus tôt, dans « Le Marché aux femmes », elle avait baptisé le « système sexe-genre » : « Par opposition à ma perspective dans “Le Marché aux femmes”, je soutiens aujourd’hui qu’il est essentiel de séparer analytiquement le genre et la sexualité pour mieux refléter leur existence sociale séparée ». La sexualité, selon Rubin, était liée au genre, mais elle n’était pas « un produit dérivé du genre ». Il fallait en faire l’étude et la critique de façon autonome. Cette position conduisit au développement et à la consolidation des études gaies et lesbiennes, et c’est l’analyse politique que fit Rubin de la mise en œuvre des normes sexuelles qui, plus tard, servit de fondement à la queer theory. La préface du Lesbian and Gay Studies Reader, le premier manuel universitaire dans ce champ, publié en 1993 — et qui était justement ouvert par « Penser le sexe » — témoigne clairement de l’importance du travail de Rubin : « Ce que les études gaies et lesbiennes font dans le domaine du sexe et de la sexualité correspond à peu près, écrivent les directeurs du volume, à ce que les études féministes font dans le domaine du genre. » « Les études gaies et lesbiennes cherchent à poser la centralité analytique du sexe et de la sexualité à l’intérieur de différents champs de recherche ». Ces formules ne sont quasiment rien d’autre que des paraphrases de Rubin. On ne saurait mieux reconnaître son impact sur la façon dont les études gaies et lesbiennes formulèrent leur objet.

Rubin est toutefois la première à nier avoir fondé quoi que ce soit. L’importance de ses travaux n’a d’égal que la modestie personnelle et intellectuelle avec laquelle elle en parle. Elle a d’ailleurs récemment appelé à adopter un « éthos de l’humilité » pour tempérer les prétentions démesurées de certains chercheurs féministes ou queers qui s’imaginent parfois être sur le point de changer la face du monde avec deux ou trois théories dont, souvent, l’originalité et la portée sont bien plus modestes qu’ils ne voudraient le croire. Rubin n’a eu de cesse, au cours des dernières années, de resituer son travail dans les courants intellectuels et politiques de son temps ; elle a constamment rappelé les nombreuses personnes, les nombreuses idées, et les événements qui ont contribué à former sa pensée. Elle cherche ainsi à rappeler qu’il n’y a de pensée et de politique progressistes que collectives — ce qu’à trop insister sur le rôle de quelques « grandes femmes », l’on risque de perdre de vue ; elle cherche aussi à sauver de l'oubli d'obscurs mouvements qui ne sont peut-être plus très chics, mais qui ont encore quelque chose à nous apprendre. Rubin, bien sûr, n’a pas tout à fait tort quand elle dit qu’elle n’était pas aussi originale qu’on l’a parfois prétendu, notamment parce qu’on avait oublié les traditions intellectuelles et politiques qui ont formé sa pensée. Il n’en reste pas moins vrai que les articles rassemblés dans ce volume donnent une idée très claire du rôle crucial qu’elle a joué, à titre personnel, par ses travaux et ses contributions conceptuelles et théoriques, dans la formation du paysage intellectuel qui est aujourd’hui le nôtre.

Dans ses travaux ultérieurs, Rubin s’empara du sadomasochisme consensuel, qu’elle défendit contre les attaques venues de la droite aussi bien que de la gauche. Elle critiqua les travaux des féministes anti-porno et fut, par voie de conséquence, associée à la gauche pro-sexe du mouvement — même si Rubin est la première à rejeter toute tentative de réduire les luttes politiques des dernières décennies à un affrontement qui opposerait des féministes « pro-sexe » et « anti-sexe ». À y regarder de plus près, il est quelque peu impropre de qualifier de « pro-sexe » la position de Rubin : celle-ci, en effet, n’a jamais nié l’existence, dans la sphère du sexe, de mécanismes de domination sociale — et de domination des femmes notamment. Rubin contestait, en revanche, l’idée que le sexe soit par nature anti-féministe, et plus encore l’idée que c’est du sexe ou de la pornographie que (comme certaines intellectuelles l’écrivirent) découle l’oppression des femmes. En ce sens, Rubin a pu dire, parfois, qu’elle n’était pas tant « pro-sexe » que « anti-anti-sexe ».

Pour comprendre les travaux de Rubin sur la subculture sadomasochiste gaie, il importe d’avoir à l’esprit le contexte historique dans lequel elle a entrepris cette partie de son travail. En 1978, elle quitta le Michigan pour s’installer à San Francisco afin d’y mener ses recherches sur les homosexuels sadomasochistes. À peine trois ans plus tard, la communauté qu’elle étudiait commença à être ravagée, comme toutes les communautés homosexuelles urbaines, par ce qui allait bientôt s’appeler le SIDA. Dans le cas de San Francisco, comme le montre l’« Élégie pour la Vallée des rois », un autre facteur venait achever de mettre en péril l’existence même de la communauté cuir : en même temps que celle-ci enterrait ses morts, elle voyait ses institutions disparaître les unes après les autres, victimes des politiques de renouvellement urbain menées par la municipalité sous la pression de grands intérêts financiers. Ces politiques, qui lorgnaient directement sur le quartier cuir et qui vinrent ajouter leurs effets à la dévastation semée par le SIDA, mettaient en péril l’existence même de la communauté cuir locale. En effet, si l’on pouvait espérer que l’épidémie de SIDA s’arrête un jour, il y avait tout lieu de penser en revanche que ces changements opérés par le renouvellement urbain seraient irréversibles. Ce contexte explique le ton élégiaque si particulier des articles de Rubin sur le cuir. Mais il explique peut-être aussi, en partie du moins, le changement sensible qui s’opère dans le travail de Rubin dans les années 1990.

À partir de 1991 et de son article sur « Les Catacombes » en particulier, Rubin sembla s’éloigner de l’anthropologie générale qui avait caractérisé ses premiers travaux, pour se consacrer de plus en plus à l’ethnographie d’espaces plus circonscrits et à l’étude de subcultures sexuelles : elle écrivit désormais sur tel bar, tel club, tel petit segment de rue, tel quartier. Ce changement présente une dimension sentimentale évidente. On aurait tort, cependant, de l’y réduire, ou de ne pas en saisir les implications politiques aussi bien qu’épistémologiques. Sur le plan politique, il s’agissait d’abord d’affirmer publiquement ce que beaucoup auraient aimé ne pas voir : la disparition de la communauté cuir n’était pas un événement trivial ou négligeable ; ce n’était pas non plus un heureux retour à l’ordre que les excès supposés des années 1970 avaient rendu inévitable. Pour Rubin, au contraire, la disparition de la communauté cuir était d’abord le signe d’une réorganisation néolibérale du capitalisme et de ses structures urbaines ; et c’était aussi, bien sûr, une tragédie personnelle et politique majeure pour de nombreuses personnes. Dans ce contexte, il importait au plus haut point de conserver la mémoire de la communauté. En même temps qu’elle fut témoin de la disparition de son « terrain », Rubin prit une conscience aiguë du fait qu’il n’existait quasiment aucune institution chargée d’en recueillir l’histoire et d’en conserver les traces. Les articles (et l’appartement…) de Rubin devinrent ainsi les archives mêmes dont était privée la communauté cuir.

Mais ce tournant recouvre aussi des enjeux épistémologiques très importants. Il s’agit d’abord de lutter contre la marginalisation des sciences sociales au sein des études gaies et lesbiennes : c’est là l’enjeu d’« Étudier les subcultures sexuelles ». Alors qu’en France, c’est d’abord dans les départements de sciences humaines que se sont développés les travaux sur le genre et la sexualité, tandis que les départements de lettres ou de philosophie se montraient plus conservateurs, c’est l’exact inverse qui s’est produit aux États-Unis. À partir de 1985 en particulier, avec le développement de la queer theory, c’est principalement dans les Humanities que les travaux gais et lesbiens se sont produits — notamment parce que c’était de là qu’étaient venus les premiers grands travaux théoriques, et c’était donc vers ces départements que les étudiants avaient intérêt à se diriger. Rubin ne méconnaît certes pas l’importance de la philosophie ou de la critique littéraire. Elle affirme en revanche que ces disciplines réalisent quelque chose de très différent de ce que font les sciences sociales et que les unes ne sauraient remplacer les autres.

Il y a là plus qu’une querelle de disciplines. Au-delà de la marginalisation des sciences sociales, et de façon plus fondamentale, Rubin cherche à lutter contre le désintérêt croissant manifesté, au nom du prestige de la Théorie, à l’égard du matériau social lui-même. En conséquence, une large part de son travail va désormais consister à mettre ce matériau au premier plan, tandis que les cadres théoriques dans lesquelles Rubin inscrit son travail se font plus implicites. Il importe de toujours se laisser guider par une observation aussi exacte et critique que possible des faits empiriques, car cette observation, et elle seule, peut fournir à l’élaboration théorique le substrat solide qui en garantit la pertinence. N’en concluons pas que l’armature théorique devient plus lâche : dans les articles les plus récents de Rubin, la puissance théorique de ses premiers travaux a tout sauf disparu. Et il n’est guère difficile de déceler, derrière la simplicité apparente du propos, la rigueur et l’inventivité du cadre théorique.

Le travail qui occupe Rubin aujourd’hui, qui consiste à retracer l’histoire des communautés cuir homosexuelles masculines de San Francisco, se situe à la confluence de plusieurs champs et thèmes : l’urbanisme et la géographie urbaine, l’économie politique, les théories de l’espace, la désindustrialisation et les sociétés post-industrielles, l’anthropologie des groupes contestataires, la sexologie et l’histoire de la psychologie sexuelle, la post-modernité, la sociologie de la déviance, l’archéologie urbaine et l’ethnographie. Les articles ici rassemblés reflètent la façon qu’a Rubin de toucher à chacun de ces domaines, et témoignent de la variété des implications thématiques et méthodologiques de son projet.

La publication de ce volume est un événement heureux. Le travail de Rubin n’a pas été totalement ignoré en France, mais il y est resté méconnu. Et pourtant, Rubin elle-même n’est pas sans lien avec la culture française. En 1976, elle écrivit une introduction pour la traduction américaine du roman de Renée Vivien, Une femme m’apparut. Au début des années 1970, c’est-à-dire à une époque où Jacques Lacan restait encore assez peu connu aux États-Unis, elle assista à une séance de son séminaire ; elle fut aussi la première théoricienne du genre et de la sexualité à accorder au travail de Lacan une place prépondérante. Quand Michel Foucault se rendit à San Francisco à la fin des années 1970, il prit contact avec Gayle Rubin qui s’était présentée à lui quelques années plus tôt à la Bibliothèque Nationale. Dans sa découverte de la vie homosexuelle san franciscaine, et de la subculture sadomasochiste, Foucault bénéficia grandement de la connaissance qu’avait Rubin de la ville. Foucault reconnut d’ailleurs sa dette à la fois personnelle et épistémologique dans une interview où il évoque « notre amie Gayle Rubin » . La parution du présent recueil va enfin permettre aux lecteurs français de relire les réflexions que livre Foucault, dans les interviews de ses dernières années, sur la politique et sur l’éthique du sadomasochisme homosexuel masculin , à la lumière des écrits si marquants de Rubin sur le même sujet et à la même époque — et de goûter quelque chose de la saveur électrique de ces années enivrantes qui produisirent les pensées les plus audacieuses de notre temps sur le sexe, l’éthique et la politique, élaborées par des individus qui faisaient collectivement l’expérience physique et intellectuelle des limites des possibilités humaines."

Ecrit par post-Ô-porno, le Lundi 13 Décembre 2010, 15:20 dans la rubrique "Sources".
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