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*Marcela Iacub ; Pixels interdits : le cinéma au banc d’essai du X

--> Entretien
Marcela Iacub ; Pixels interdits : le cinéma au banc d’essai du X



-> Un article lu sur: secondsexe.com



Pour le réalisateur Jean-Luc Godard, « le cinéma, c’est la vie vingt-quatre fois par seconde ». Pour Marcela Iacub, chercheuse au CNRS et spécialiste des questions sexuelles et légales, ce serait plutôt le contraire : un art de séparer puis, monter le réel en un agencement, tour à tour pudibond ou obscène. D’Hitchcock et Bergman à Breillat, l’essayiste (De la pornographie en Amérique, son dernier ouvrage édité chez Fayard) ausculte ainsi l’histoire mouvante et émouvante du Septième art qui a remisé la pornographie dans son enfer cinématographique, avant un retour en grâce paradoxal. Que peuvent le corps et son érotisme, dès que les pixels s’en mêlent ? Une histoire privée du cinéma.


Presque à la même époque (les années 50), Hitchcock popularise un érotisme glacé, celui de la blonde dont le silence en dit long et du feu qui couve sous la glace, tandis que Bergman lève violemment l’interdit sur le désir féminin. Comment expliquez-vous cette différence de traitement ?

La Suède et les États-Unis, ce sont deux pays qui sont au cœur d’une histoire et d’une culture de la sexualité extrêmement différentes. Je ne crois donc pas que l’on doive attribuer ces différences aux seules questions de censure cinématographique. Je crois que l’extrême dramatisation du sexe dans des pays comme les États-Unis empêche que l’on puisse en faire un objet d’expérimentation cinématographique, même sans montrer des choses inconvenantes. Car, comme Le Silence (1963), le film de Bergman, le prouve, on peut faire quelque chose de fondamental avec le sexe au cinéma sans montrer quoique ce soit ou presque.

Comment se manifestent concrètement ce puritanisme et ce contrôle de l’érotisme féminin aux États-Unis, comparé à la Suède et au Nord de l’Europe ?

En Suède, l’avortement a été légalisé bien plus tôt qu’ailleurs, les rapports sexuels avant le mariage étaient admis, c’était un pays d’avant-garde, et cela se sent dans les premiers films de Bergman, comme par exemple Un été avec Monika (1953). Le sexe n’y est pas posé comme problème moral.

Comment un archétype physique, la blonde distante et froide, se transforme-t-il en fantasme pour le spectateur ?

Pourquoi les blondes hitchcockiennes sont-elles source de fantasmes ? A mon avis, toute beauté inaccessible fait naître des fantasmes. De toute manière, la beauté humaine ou non humaine est par nature inaccessible et, pas seulement les blondes hitchcockiennes. Ceci est un drame en soi. Frenzy (1972), l’histoire d’un serial killer tuant ses victimes avec une cravate, est le seul film où Hitchcock ose se mêler directement et brutalement du désir : même s’il part de son versant pathologique – le meurtre, le monstre sexuel, la compulsion, il montre frontalement le caractère impérieux de l’érotisme et nous livre une vision pessimiste. Frenzy est un long métrage très sombre à un moment où la libération des mœurs bat son plein. Hitchcock, lui, donne son avis sur la révolution sexuelle à partir du crime. Comme s’il avait dit : « voyez ce que cela donne de libérer ce monstre que nous avons en nous ».

C’est de la misogynie ?

Est-ce qu’Hitchcock donne une image dégradée des femmes dans ses films ? Je ne le pense absolument pas. Dans certains films comme L’homme qui en savait trop (1956), il se moque carrément du couple petit bourgeois où la femme met fin à sa carrière pour se consacrer à sa famille. Il dépeint ce personnage, incarné par Doris Day, comme tellement plus fin que son époux. C’est elle avec son art, avec cette chanson [ndlr : « Que Sera Sera »], qui sauvera son enfant. Dans Le faux coupable (1956), il y a aussi un acte d’héroïsme de la part de la femme du tueur, qui finit par dénoncer son mari pour que le prêtre ne soit pas condamné.

Où commence la pudeur au cinéma ? La censure n’est-elle pas une forme de pudeur ?

La censure au cinéma est une pudeur contrainte, une pudeur légale, ce qui n’est pas la même chose que la pudeur tout court. En France, la censure préalable pour les films est toujours en vigueur : un système de contrôle datant de l’Ancien Régime. Dans les pays démocratiques, tout un fantasme délirant entoure les images sexuelles et leur supposé pouvoir sur les spectateurs. On leur accorde une puissance très étrange. Dans Le Silence (1963) de Bergman, on ne voit presque rien mais, jamais un film n’a mieux montré ce qu’est le désir sexuel. Le réalisateur nous montre que le désir ne se montre pas, que ce n’est pas un problème de cinéma, que le désir n’a rien à voir avec le spectacle visuel. Les années 60 sont pourtant une période charnière dans l’histoire du cinéma érotique. C’est le moment où la censure est plus permissive. Et Bergman met comme une pierre sur le chemin de cette libération cinématographique. Comme s’il disait : « vous croyez que vous allez le voir le désir, maintenant que l’on peut montrer des corps, mais vous vous trompez. Du désir, vous ne pourrez jamais rien voir directement au cinéma même si vous montrez tous les corps et tous les actes que vous souhaitez ». Il suffit de comparer un film X, Flight N° DP 69 d’Hervé Bodilis par exemple, avec Le Silence : le contraste est terrifiant, presque ironique. Chez Bergman, le désir est une horreur, un calvaire pour celui qui l’éprouve. D’où une certaine amertume des personnages. Dans les films X, il y a cette croyance assez naïve que l’on peut montrer le désir et qu’il est satisfaisable : une illusion de complétude. Chez Bergman, comme chez Sade, il y a cette idée que le désir nous arrache toute maîtrise, qu’il n’est pas un espace de satisfaction et de concorde mais d’aveuglement, de destruction de celui qui désire. Dans les films pornos, en revanche, il y a une illusion de maîtrise du plaisir, une sorte d’utopie de bonheur, l’idée qu’il y a un monde dans lequel tous nos désirs sont possibles et réalisables et que tout un chacun est satisfait.

De manière assez étrange, ce sont essentiellement les femmes réalisatrices (Catherine Breillat, Danielle Arbid, Tonie Marshall, Virginie Despentes notamment) qui se sont emparées de la pornographie pour l’intégrer au cinéma classique…

Il faut prendre les choses à l’envers : c’est enlever la pornographie du cinéma classique qui est anormal, même si je crois que les films de Catherine Breillat et du duo Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi sont d’un autre ordre. Leurs univers sont revanchards. Baise-moi est une sorte d’appel au meurtre, la vengeance est au centre de leur démarche. Elles croient que la pornographie est un outil misogyne et, elles s’en servent pour retourner l’offense faite aux femmes. A mon avis, ce projet n’a pas de sens car, la pornographie n’est pas misogyne, la sexualité est aussi dévastatrice pour les deux sexes. Pourquoi les femmes seraient diminuées dans le X ? Parce qu’elles sont disponibles pour entretenir des rapports sexuels ? On peut dire la même chose des hommes ! Dans l’utopie pornographique, tout le monde est disponible pour tout le monde. Dire que le porno est misogyne implique qu’une femme donne toujours quelque chose de plus qu’un homme dans l’acte sexuel, que le sexe brut ne va pas de soi.
C’est pour cela que j’aime Le Silence de Bergman : un film sur la sexualité dont deux femmes, les actrices Ingrid Thulin et Gunnel Lindblom, sont les héroïnes. Le réalisateur suédois y balaie d’un coup tous les clichés sur l’érotisme au féminin, que nous ne désirons pas de la même manière que les hommes, que nous ne sommes pas brutales, etc. : ces deux femmes y gagnent ainsi une dimension de sujet universel, et le cinéaste prouve que le désir n’est pas sexué.

Pourtant, on a le sentiment que la culture de l’obscénité et la grivoiserie sont encore l’apanage des seuls hommes…

Tout repose sur le préjugé selon lequel « les femmes n’aiment pas ça », qu’il faut donner quelque chose en plus à une femme pour qu’elle accepte un rapport sexuel avec un homme ! Ce qui suppose d’ailleurs que les hommes aiment le sexe, ce qui n’est pas sûr… Je ne sais pas si c’était Freud ou Lacan qui disait que le secret le mieux gardé au monde est que les gens n’aiment pas « ça ». Notre culture voudrait que la sexualité des femmes soit différente, que les femmes et les hommes ne veuillent pas la même chose dans l’acte sexuel. Mais ceci n’est à mon sens qu’un souhait de ce qui devrait être le désir des femmes et non pas une description de ce qu’il est, en vérité.

On voit de plus en plus de films X au féminin se multiplier, des films pornographiques faits par des femmes pour des femmes (Mia Engberg, Ericka Lust, Tristan Taormino, etc.). On imagine pourtant la gent féminine peu « fan » de hard. Le porno est-il à réinventer ou le dégoût supposé des femmes pour la pornographie est-il un cliché ?

Franchement, je ne crois pas que les femmes aient de dégoût pour le porno. Personnellement, je n’aime pas en regarder. Pour autant, je ne pense pas que ce refus me fasse agir en femme. Le porno nous montre un monde de paix où le désir est sans entrave. Ce qui est loin de la vérité. On a beaucoup glosé sur la représentation de certains actes sexuels à l’écran qui peuvent porter atteinte aux femmes, de positions sexuelles indignes. La banalisation de la sodomie par exemple. Et alors, du moment que tout le monde est majeur et consentant ? Si cela permet d’augmenter le répertoire sexuel de la population, ce n’est pas plus mal. C’est comme lorsqu’on goûte un nouveau plat ou que l’on découvre un paysage qui nous plaît plus que d’autres. L’origine de nos fantasmes est très étrange, nos désirs sont intraitables : qu’est-ce qui fait que l’on est sadomaso ou fétichiste ? Certainement pas le cinéma !

Propos recueillis par Nicolas Bauche 
Ecrit par post-Ô-porno, le Vendredi 18 Février 2011, 17:43 dans la rubrique "Post-porn".
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