*Le mariage fait-il de nous des putes? Oui.
Le mariage fait-il de nous des putes? Oui.
-> Un article lu sur:
Slate.fr
Dans le cadre
de ces controverses militantes autour de la prostitution —pour ou contre la
prostitution, pour ou contre la pénalisation des clients— l’argument de la
dynamique prostitutionnelle dans le couple est souvent avancé, notamment pour
mettre en évidence l’omniprésence d’une certaine forme de tarification sexuelle
dans l’institution même du mariage.
A l’opposé des abolitionnistes qui assimilent la
prostitution à la traite des êtres humains et à l’esclavage, certains
mouvements libertaires estiment que le fait de combattre la prostitution en
tant que fléau recouvre en fait une volonté de moraliser notre société. Et pour
contrer cette supposée offensive morale, la comparaison de la prostitution
«classique» et de la prostitution
conjugale est un argument choc, s’appuyant sur les thèses de chercheurs
comme Gail Pheterson,
qui affirme la présence d’une transaction économique dans le mariage en ces termes:
«Les femmes doivent
fournir des services ménagers, sexuels et reproductifs aux hommes en
contrepartie de compensations matérielles plus ou moins importantes.» [1]
Paola
Tabet, pour sa part, évoque un continuum de l’échange économico-sexuel
qui va du flirt au mariage en passant par la prostitution [2].
Dans ce contexte, on est amené à se poser une question: cet
échange «économico-sexuel» est-il uniquement le symptôme d’une soumission de la
femme à la puissance masculine dans certains couples, ou le mariage, par sa
nature même, fait-il de tout conjoint une pute, quel que soit son sexe?
Revenons aux fondamentaux de l’institution: si le mariage
est considéré comme un acte solennel fondateur de famille, il reste avant tout
un contrat, signé par les parties, et générant des obligations réciproques
entre époux, notamment l’obligation de communauté de vie postérieure au
mariage, anciennement appelée «affectio matrimonialis». Et le mariage étant
primitivement tourné vers la survie de l’espèce, cette communauté de vie va
bien au-delà de la seule cohabitation. Le couple marié doit se reproduire.
Qui dit mariage dit sexe
Cette obligation a des conséquences: le mariage suppose
l’existence de relations sexuelles dans le couple, fussent-elles stériles. Et
ces relations sexuelles sont considérées comme le gage d’une réelle intention
matrimoniale, le fameux «affectio matrimonialis». A ce titre, le sexe au sein
du couple marié est un élément fondateur de l’institution même.
Par conséquent, un conjoint qui se refuse sexuellement à
l’autre peut se voir opposer une demande de divorce de la part de l’abstinent
forcé. Plus fort encore, un refus des rapports sexuels «ab initio»
(c’est-à-dire un mariage non consommé) peut faire l’objet d’une demande
d’annulation.
Evidemment, tout cela est théorique. Mais la réalité
quotidienne du couple marié écarte-t-elle pour autant tout échange sexuel à
caractère économique? Pas si sûr.
L'offre et la demande
En tant qu’obligation, tacite ou expresse, le sexe peut se
rapprocher d’une transaction économique de fait. Et la prestation sexuelle au
sein du couple marié s’inscrit bien souvent dans un système de tarification
implicite, qui va bien au-delà du simple rapport sexuel consenti pour éviter
les conflits. Faire un effort quand on n’a pas réellement envie de faire
l’amour, accorder à l’autre une gâterie compensatoire, c’est une chose. Mais le
marché global, reposant sur une offre et une demande à long terme, voilà qui
est lourd de conséquences et qui suggère souvent une forme de prostitution au
long cours dans le mariage.
Le sexe conjugal, c’est parfois un argument de négociation,
et un outil de règlement des conflits. Et quand la presse féminine évoque de
façon quasi impérative l’importance d’une vie sexuelle épanouie pour «préserver
le couple», elle encourage d’une certaine façon la tarification des rapports
sexuels.
En effet, expliquer que sans vie sexuelle épanouie (et
régulièrement pimentée) le couple est en danger, cela suppose de passer outre
l’existence même du désir: il faut baiser pour faire vivre le couple, sous
peine de voir le conjoint délaissé se tourner vers des satisfactions
extérieures. Il faut fournir, produire du sexe, à la fois en quantité et en
qualité, afin de préserver le bon fonctionnement conjugal dans sa globalité. Se
forcer un peu est alors considéré comme un acte de
maturité sexuelle.
On en arrive donc assez facilement à une sorte de deal qui
conditionne la santé même du couple: je couche avec toi, je te satisfais
et je te rends heureux. En échange, tu m’apportes une sérénité quotidienne,
nous évitons les conflits, et tu restes avec moi. Contrairement aux apparences,
on n’est plus là dans la dictature
de la performance mais dans un schéma d’échange économique, dont le sexe est la
monnaie.
Par ailleurs, les composantes économiques du sexe conjugal
dépassent aujourd’hui la simple
gestion des flux financiers au sein du couple, bien que la circulation des
biens soit encore effective (petits cadeaux, gratifications, attentions
matérielles diverses). Et si on a pu affirmer que les femmes fournissaient
autrefois des prestations sexuelles en échange d’une sécurité matérielle,
l’accès à l’autonomie financière a rendu cette composante presque caduque, même
si en pratique les femmes gagnent souvent moins d’argent que les hommes. Le
fait est qu’elles ne couchent plus en échange d’un toit et d’une subsistance,
mais que les conjoints échangent du sexe contre des compensations
relationnelles, tout autant que matérielles.
Aujourd’hui en effet, les deux sexes sont concernés par la
tarification sexuelle conjugale: la pression pèse sur les hommes comme sur les
femmes, et le sexe est une véritable valeur ajoutée, qui détermine souvent la
bonne santé du couple, et devient au fil du temps une sorte de monnaie
d’échange.
Et là, il ne s’agit pas simplement de s’envoyer en l’air
pour éviter une dispute, ou assouvir les besoins de son conjoint, mais
d’utiliser le sexe comme moyen de se vendre à l’autre en tant que partenaire de
qualité. Et le retour sur investissement est plutôt rentable, puisque la
qualité de la vie sexuelle, indépendamment du désir proprement dit, va influer
sur la pérennité même du couple.
C’est là qu’on rejoint la dynamique prostitutionnelle, qui
en appelle au consentement à l’acte, et non au désir de l’acte. Et cette
distinction entre désir et consentement est au cœur même de la notion de
prostitution. Mais à l’opposé de la prostitution classique, dans laquelle
l’individu prostitué vend ses faveurs sexuelles, délivrant ainsi son partenaire
de toute autre obligation (affection, tendresse, attention), la prostitution
dans le couple est au contraire un moyen d’obtenir ces attentions,
indépendamment du plaisir qu’on retire éventuellement de l’acte sexuel.
Le système conjugal, qui semble donc être le plus éloigné de
la dynamique prostitutionnelle, révèle dans son fondement même la présence
d’une prestation sexuelle tarifée. Alors, une fois mariés, nous devenons tous
des putes, chacun à notre manière.
Gaëlle-Marie Zimmermann
[1] Le prisme de
la prostitution, Gail Pheterson, Editions L’Harmattan, 2003. Retourner à l'article
[2] La grande arnaque, Sexualité des femmes et échange
économico-sexuel, Paola Tabet, Editions L’Harmattan, 2004. Retourner à l'article