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"Parce que le sexe est politique"

  

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*Autopsie du Sexe

--> Laqueur lu par Elsa Dorlin
Elsa Dorlin, « Autopsie du sexe », Les Temps modernes, n°619, « Présences de Simone de Beauvoir », juin-juillet 2002, pp. 115-143

(source : ici)

Autopsie du Sexe

Le sexe n’a pas toujours existé. Cette affirmation n’a rien de provocatrice, l’histoire en
témoigne, avant le 18e siècle, la différence entre hommes et femmes n’avait pas pour garant
des systèmes génitaux mâle ou femelle, mais des rôles sociaux féminin ou masculin. L’auteur
de cette thèse déconcertante est Thomas Laqueur, qui publie en 1992 La Fabrique du sexe.
Essai sur le corps et le genre en Occident, traduction française de son ouvrage Making Sex.
Body And Gender From The Greeks To Freud, paru aux Etats-Unis en 19902. Cet ouvrage,
qui fut remarqué et apprécié, est devenu en France une référence incontournable sur le sujet
de l’histoire de la construction et de la représentation de la différence sexuelle et des corps
sexués. Le travail de Laqueur est un brillant essai. Un essai qui, si convaincant soit- il, n’a pas
pour vocation d’épuiser le sujet, mais, au contraire, d’inaugurer et d’ouvrir un vaste champ de
recherche, dont l’ampleur historique était jusqu’ici plus ou moins insoupçonnée. Les choix
théoriques de Laqueur sont clairs, ils s’inscrivent dans la lignée des travaux en études
féministes3 portant sur la production des savoirs scientifiques, dont la grande majorité n’a de
cesse de vider le sexe et les différences, dites « naturelles » entre les hommes et les femmes,
de leur contenu idéologique, afin de montrer que les identités de cet ordre sont
scientifiquement indécidables. Dans cette perspective, Thomas Laqueur pose une question
essentielle – le sexe a t- il une histoire ? – et il le fait avec des postulats définis – toute
justification biologique de la différence sexuelle appartient, au regard de l’histoire, à la
culture. Cependant, on peut s’interroger sur le résultat effectif du travail de Laqueur, compte
tenu de son projet initial. Depuis la parution de son livre aux Etats-Unis, les travaux de
Thomas Laqueur s’inscrivent dans un espace de recherches et de dialogues, aux côtés des
travaux de bien d’autres chercheur-es. Un certain nombre de critiques ont été adressées aux
hypothèses de Laqueur : il s’agit ici de rendre compte de ce débat passionnant et quelque peu
ignoré de ce côté de l’atlantique, et d’entamer une réflexion plus large, à l’aide des
nombreuses recherches françaises sur le sujet, sur ce dont il est question lorsqu’on parle du
« sexe ».

Le projet de Thomas Laqueur est de rendre compte, non pas de la formation du genre –
masculin/féminin – et de ses expressions, par définition historiquement et culturellement
construit, mais bien de la formation du sexe – mâle/femelle – et de ses représentations. Contre
l’idée que les deux sexes seraient, en tant qu’attributs stables et définitifs du corps, au
fondement de l’assignation à un genre, Laqueur montre que le sexe, tout comme le genre, est
lui aussi soumis à une histoire. Le sexe, c’est-à-dire, un système génital mâle ou femelle
identifiable comme tel, est, non pas un donné scientifique, un fait de nature, mais bien une
construction culturelle de l’époque moderne qui a répondu à des impératifs précis et
identifiables. Si contre intuitif que cela puisse paraître, avant le 18e siècle, le sexe, tel que
nous l’entendons, n’existe pas. De l’Antiquité jusqu’aux Lumières, la différence sexuelle ne
se comprend pas comme une identité sexuée inscrite dans le corps, mais comme un degré de
réalisation plus ou moins parfait d’un seul et même sexe, celui du mâle. Etre femme signifie
alors ne pas avoir eu la puissance de développer parfaitement ce sexe. Concrètement, cela
suppose que les femmes ont exactement les mêmes parties génitales que les hommes, mais
qu’en raison d’un tempérament froid et humide, elles n’ont pas pu extérioriser ce sexe, qui est
resté inversé à l’intérieur du corps. Cette conception de la différence sexuelle peut être
qualifiée avec Thomas Laqueur de « modèle unisexe » ou de « modèle sexe/chair unique ».
Selon ce modèle et sa représentation (un axe continu), il existe entre le mâle parfait et la
femelle imparfaite une myriade d’intermédiaires à l’identité ambiguë : femmes velues, viriles
– les viragos -, hommes imberbes, efféminés, stériles, hermaphrodites. En l’absence de
différence « ontologique » (fondée en nature, c’est-à-dire, selon Laqueur, biologiquement),
seul le genre est en mesure de constituer un principe de différenciation sexuel stable. La
différence sexue lle est fondée sur le genre, en tant que catégorie culturelle, sur un rang social,
seul à même de rendre les identités sexuelles incommensurables face aux frontières fragiles
d’un seul sexe, partagé par le guerrier le plus fort, le courtisan le plus efféminé, la plus
agressive des mégères ou la plus douce des pucelles4. « Autrement dit, avant le XVIIe siècle,
le sexe était encore une catégorie sociologique et non ontologique »5.

A partir du 18e siècle, s’opère un changement de modèle dominant, sans pour autant
que l’ancien ne disparaisse. Selon Laqueur, hommes et femmes deviennent radicalement
différents, et non plus inégaux, car on prête désormais à chacun un sexe spécifique qui est la
cause de toute une série de différences corporelles propres et distinctes. Le corps sexué,
qu’exhibe la nouvelle anatomie, devient le locus causal de la différence sexuelle et donc du
genre. Ce nouveau « modèle des deux sexes incommensurables » marque l’émergence du
dimorphisme sexuel, aux dépens de l’anatomie des isomorphismes et de la physiologie
humoriste héritées de la philosophie naturelle d’Aristote, de la tradition hippocratique et des
traités galéniques. Pour Laqueur, le changement de modèle ne correspond pas à des
découvertes scientifiques conséquentes, mais à des contraintes à la fois épistémologiques et
politiques : « Le fait qu’il fut un temps où le discours dominant voyait dans les corps mâles et
femelles des versions hiérarchiquement, verticalement, ordonnées d’un seul et même sexe,
puis un autre temps où l’on vit des opposés incommensurables, horizontalement ordonnés, ne
saurait dépendre fût-ce d’une grande constellation de découvertes réelles et supposées »6.
L’exclusion des femmes de la sphère publique et des droits politiques trouve alors dans la
nouvelle biolo gie un ensemble argumentaire efficace pour établir, selon Laqueur, une nature
féminine spécifique et essentiellement destinée au domestique, un fondement censé
anhistorique et évident au genre.

La thèse de Laqueur peut donc s’énoncer ainsi : le corps hors de la culture appartient
encore à la culture. Cette histoire du corps et de la différence sexuelle est celle de « l’aporie
de l’anatomie »7, en tant que le sexe, dans le langage de la science, est toujours déjà empreint
du langage du genre8.

L’une des principales critiques adressées à Laqueur concerne la rupture chronologique
qu’il instaure entre ses deux modèles. Toutefois, restituer les termes du débat dans lequel
s’inscrit le travail de Thomas Laqueur n’aura pas pour seul objectif de discuter cet aspect
chronologique de la thèse de La Fabrique du sexe : qu’il y ait deux sexes incommensurables
antérieurement au 18e siècle n’est pas le véritable problème, même si on se concentrera sur
cette période. Cette question chronologique semble davantage symptomatique d’une série de
difficultés qui touchent à la définition même de l’objet de son enquête historique. Dans cette
perspective, on s’interrogera prioritairement sur les conditions méthodologiques de cette
enquête qui, compte tenu de son ampleur, négligent nombre d’éléments au profit d’un
panorama, certes cohérent, mais qui de ce fait s’appuie sur une dynamique historique parfois
réductrice et déformante.

A partir de cette réflexion sur les conditions d’historicisation du sexe, il sera possible
de présenter une objection majeure adressée à Laqueur, qui met en question l’idée d’une
conception sociologique antérieure à une conception ontologique de la différence sexuelle.
Cette critique a pour fin de montrer que Laqueur mésestime les diverses occurrences du
concept de nature qui tendent à inscrire la différence sexuelle au coeur même des corps et ce,
dès l’Antiquité. La conséquence est qu’en ignorant les justifications naturalistes du rapport de
domination à l’oeuvre dans la relation entre les sexes, Laqueur ne voit qu’un sexe et situe la
différence sexuelle au seul niveau du genre.

Là où Laqueur voit un seul sexe mâle et une myriade de réalisations plus ou moins
éloignées de ce modèle, il est toujours déjà question de deux sexes, car l’axe horizontal
hiérarchique comporte des sauts qualitatifs qui impliquent des identités sexuelles radicalement
différentes. Or, on peut dès à présent émettre l’hypothèse que, à partir des théories de la
génération, seul le sexe de l’homme prédomine précisément parce que l’homme n’est pas
réductible à son sexe, il est un agent de la génération, un être doué d’une âme, un sujet
raisonnable. Au contraire, dès qu’il s’agit des femmes, leur identité et leur fonction sexuelles
suffisent de façon pertinente à les définir. L’unique et véritable sexe serait donc celui des
femmes, plus encore, la Femme elle-même. La seule histoire « du sexe » semble donc
paradoxalement asexuée, lorsqu’elle n’est pas articulée à celle des relations de pouvoir entre
un corps et des sujets, un sexe et des hommes.

Histoire et historicité du sexe

L’ouvrage et la thèse de Laqueur sont extrêmement séduisants dans la mesure où ils
apportent une réponse claire, informée et lisible à l’histoire du sexe : un champ, une méthode,
deux concepts. Or, relativement à ces trois éléments, plusieurs problèmes se posent et
demeurent.

Le champ, c’est-à-dire la chronologie, l’unité de l’espace et les objets étudiés,
soulèvent de prime abord une série de réserves. Laqueur part de l’Antiquité grecque et achève
son entreprise avec Freud, mais il ne prend pas toujours en compte la pluralité des écoles de
pensée concurrentes sur une même période9 : la conséquence est qu’il a tendance à choisir ce
qui devrait être la position dominante de l’Antiquité, de la Renaissance, des Lumières et du
19e siècle. A titre d’exemples, la position d’Aristote ne peut pas être dissoute dans celle de
Galien. Arétée de Cappadoce, les écoles de médecine arabes ou le méthodisme ont largement
influencé la Renaissance et l’hippocratisme est loin d’être mort aux 18e et 19e siècles10. De
même, en ce qui concerne l’idée de l’homme comme microcosme, elle n’est pas en mesure
d’être représentative de l’histoire de la philosophie de l’Antiquité aux Lumières. Cette
difficulté se redouble, relativement à l’ambition de mener ce travail sur l’Occident, aire
géographique intellectuellement non homogène.

Ces choix permettent de mieux comprendre l’insistance excessive, malgré leur
importance, sur l’iconographie et le langage comme éléments déterminants de l’enquête.
D’une part, les illustrations anatomiques ne peuvent pas être comprises comme respectant
systématiquement le corps du texte d’un traité de médecine : il y a un certain nombre de
stratégies d’évitement vis-à-vis de ce qui fait alors autorité, dont des images ou des
conclusions orthodoxes à côté d’un texte ou d’un développement parfois novateur 11. D’autre
part, il n’est pas évident que l’absence ou la présence de mots appropriés et spécifiques pour
désigner les parties sexuelles féminines soit suffisante pour attester d’une déférence, ou non, à
l’égard de l’anatomie des isomorphismes galéniques et donc pour corroborer le modèle
unisexe ou, au contraire, celui des deux sexes incommensurables. Or, en s’en tenant
généralement à ce niveau, Laqueur se donne le choix d’être en présence d’éléments plus
conciliants vis-à-vis de sa grille de lecture que ne le seraient les démonstrations des textes
eux- mêmes. En conséquence, représentation ou intelligibilité du sexe au cours des siècles ne
produisent pas la même histoire. Laque ur ne différencie jamais le statut et la thèse des
différents textes qu’il cite. Il n’est pas certain que les travaux d’Aristote, de Vésale, de Vinci,
de Fallope, de Rousseau, de Bischoff ou de Freud s’inscrivent dans la même thématique et
visent les mêmes enjeux ; sans parler des écrits de Poullain de la Barre, d’Olympe de Gouges
ou de Condorcet, dont Laqueur se sert pour attester l’idée d’un recours constant à la biologie.
Mettant sur un même niveau des traités philosophiques, ou métaphysiques, des théories
scientifiques de la génération, des traités d’étiologie, des manuels de vulgarisation exposant
les remèdes à la stérilité, des expertises de procès (principalement des procès
d’hermaphrodites pour sodomie), des ouvrages misogynes, gynophiles ou féministes12
appartenant, pour la plupart, à la « Querelle des femmes », l’auteur de la Fabrique du sexe ne
parle pas, en fait, du même « sexe ». Il peut ainsi confirmer son propos, sans jamais préciser
les termes du débat dans lequel s’inscrivent ses références et sans jamais prendre en compte
sérieusement ce qui pourrait infirmer ses hypothèses, ce qui lui fait dire, par exemple : « Dans
le monde du sexe unique, c’est précisément lorsque le discours paraît porter le plus
directement sur la biologie des deux sexes qu’il est le plus prisonnier de la politique du genre,
de la culture »13.

Cette première série critique permet donc de s’interroger sur la méthode adoptée par
Thomas Laqueur. Cette méthode est à la fois héritière de la pensée de Thomas Kuhn et de
celle de Michel Foucault 14. A Kuhn comme à Foucault, Laqueur emprunte ce qui doit lui
permettre de penser la discontinuité de l’histoire et de l’histoire de la médecine en particulier.
Autrement dit, il s’inspire à la fois du concept kuhnien de « paradigme », au sens de « matrice
disciplinaire »15, et du concept foucaldien d’ « épistémè », sans pour autant, il y insiste,
pouvoir en assumer tous les postulats. Il préfère parler de « modèle », parce que cette notion
souligne le fait que « le sexe unique » ne disparaît pas au profit « des deux sexes », mais perd
sa position hégémonique : il n’y a donc pas à proprement parler, selon Laqueur, de
changement d’épistémè. Relativement à la notion de paradigme, le passage du modèle unisexe
au modèle des deux sexes s’apparente à la « révolution scientifique » telle que la définit la
philosophie des sciences de Kuhn16. En effet, le rejet de l’ancien modèle et la constitution
d’un nouveau ne dépend pas de nouvelles découvertes scientifiques, mais permet de faire
disparaître un certain nombre de problèmes en adoptant un point de vue différent. En d’autres
termes, l’histoire que nous relate Laqueur n’est pas celle du progrès des connaissances en
matière de théorie de la reproduction, puisque pour lui le changement de modèle ne marque
pas un « progrès », mais s’explique par des facteurs épistémologiques et politiques : « En
l’occurrence, je m’intéresse moins ici à de grandes théories ou aux interminables déclarations
des médecins qu’à la manière dont la vraie science – les travaux appliqués dans le cadre d’un
paradigme de recherche qui tire de ses résultats des conclusions raisonnables – contribue à
l’artifice de la différence sexuelle »17.

Dans ces conditions, on ne comprend pas bien pourquoi La Fabrique du sexe de
Thomas Laqueur est principalement celle des découvertes scientifiques qui scandent l’histoire
des théories de la reproduction, alors que l’auteur insiste à plusieurs reprises sur le fait que la
science ne saurait être ce qui permet d’expliquer le changement de modèle. Geneviève
Fraisse, dans son compte rendu du livre de Thomas Laqueur, montre bien à ce propos que :
« L’auteur en appelle régulièrement au discours politique sans que cela fasse jamais preuve.
Et d’autres discours alimentent, je dirais même "causent" les représentations ; le politique,
bien sûr, mais le littéraire aussi, et tous les textes de la vie sociale, petits et grands. A tenir le
discours scientifique pour la cause principale, Thomas Laqueur fait un choix épistémologique
qui se discute »18. En effet, Laqueur n’analyse jamais sérieusement ces possibles
déterminations politiques et sociales, alors qu’elles sont susceptibles, selon lui, de rendre
compte du passage d’un modèle à un autre, au contraire des théories scientifiques « pures ».
La science devient de fait le seul laboratoire de la fabrique du sexe, faute d’avoir analysé pour
eux-mêmes les textes théologique, juridique, philosophique, ou encore, le corpus de la
« Querelle des femmes », supposés former, avec la science, un ordre, un espace discursif.
Pour résumer ce point, peut-être pouvons-nous avancer l’hypothèse que le double héritage
épistémologique de Laqueur est, dans une certaine mesure, paralysant. La notion de
paradigme lui permet de penser une rupture forte dans l’histoire du sexe, mais elle le contraint
à définir de façon artificielle ce qui devrait ressembler à une vraie communauté scientifique,
produisant la « vraie science ». D’un autre côté, le fait qu’il s’inspire de Foucault et délimite
comme champ pertinent de son enquête l’ensemble des discours et des pratiques de pouvoir
concernant le sexe, l’empêche de conclure à une réelle rupture épistémologique. Ainsi,
Laqueur cite bien des textes disciplinaires ou des discours positifs qui ne sont pas purement
scientifiques, mais il ne peut pas les qualifier comme tels, car cela supposerait de constater et
d’analyser plusieurs temporalités différentes, des rémanences, des ruptures multiples. Il n’y
aurait donc pas deux modèles dans l’histoire du sexe, mais plusieurs modalités séquentielles
du rapport entre les sexes.

Ces remarques relatives aux positions épistémologiques de Laqueur sont
déterminantes quant à sa conception de l’historicité. Le projet de Laqueur étant d’historiciser
le sexe, il utilise une structure conceptuelle bi-catégorielle : sexe /genre. Il s’agit pour lui
d’étudier le parcours de ces deux concepts, et de ce qu’ils recouvrent, depuis l’Antiquité. Or,
si sexe et genre fonctionnent toujours a priori comme des catégories pertinentes, comment
admettre qu’ils ont une histoire ? Ainsi, Laqueur, en faisant du couple sexe/genre à la fois les
objets de son enquête et ses concepts explicatifs, loin de faire leur histoire, semble les
maintenir en dehors de toute histoire. Geneviève Fraisse relève bien la difficulté inhérente à la
notion d’historicité de la différence des sexes : tout le problème étant de conceptualiser la
différence « avec l’aide de l’histoire quand le propre d’un concept est d’être anhistorique »19.
La prise en compte de cette difficulté est déterminante. Elle ne peut se résoud re que si l’on
pense l’altérité, la différence des sexes, en l’articulant à la dynamique d’un différend : « Il n’y
a pas de pensée de la différence des sexes sans pensée du conflit, du différend entre les sexes
[…]. L’historicité de la différence des sexes est nécessairement politique »20. La dimension
politique, le différend, ne tient pas lieu ici de position a priori, elle est plutôt ce par quoi il y a
une histoire de la différence des sexes. Elle permet alors de définir les femmes comme sujets
de l’histoire. La dimension politique de la conflictualité ouvre donc la possibilité de penser,
avec et par l’histoire, des relations de domination et des formes de résistance. Cela suppose,
par conséquent, que l’on fasse un tout autre traitement des écrits et des mouvements
féministes que ne le fait Laqueur : loin d’être neutralisés et subsumés sous une représentation
transhistorique du sexe, ils sont autant de déplacements et de points de rupture auxquels il est
nécessaire de donner sens.

Fabrique du sexe ou entreprise de naturalisation d’une relation de pouvoir

L’attention portée à cette conflictualité inhérente à l’histoire de la différence sexuelle
permet justement de comprendre l’importance d’une analyse critique des tentatives de
naturalisation de cette différence. Au regard de la relation de pouvoir entretenue par un sexe
sur l’autre, c’est bien au nom d’une supériorité fondée en nature qu’a été justifiée l’exclusion
sociale et politique des femmes par les hommes. C’est notamment sur ce point que porte l’une
des principales critiques formulées à l’encontre de La Fabrique du sexe.

Laqueur considère que le modèle du sexe et de la chair unique a dominé depuis
l’Antiquité grecque jusqu’au 18e siècle. Il présente sa longévité par deux explications fortes.
La première tient au fait que les couples de contraires qui sous tendent la différence sexuelle
(mâle/femelle, masculin/féminin, chaud/froid, culture/nature…) ne sont pas directement
déductibles du sexe unique, lequel n’est pas en mesure de marquer clairement ces distinctions
hiérarchiques : « Historiquement, les différenciations de genres précédèrent les
différenciations de sexe »21. La seconde explication de la longévité du modèle unisexe est liée
à la prédominance politique de l’homme, ce qui suppose, par conséquent, que la femme n’a
pas d’existence « ontologique » propre. On peut bien sûr se demander comment la catégorie
contemporaine d’origine anglo-saxonne de « gender » peut être identifiée comme telle dans
les textes classiques. Cependant, ce qui pose véritablement problème dans la réflexion de
Laqueur est cette assimilation systématique entre, d’une part, métaphysique et sociologie et,
d’autre part, ontologie et biologie, qui s’appuie sur une définition tout à fait problématique de
ce qui est « réel ». Ce sont Katharine Park et Robert A. Nye qui ont énoncé le plus clairement
possible cette difficulté et les conséquences qu’elle entraîne : « La myopie de Laqueur est
ironique : il propose une critique sophistiquée du biologisme du 19e siècle, mais il ne peut
reconnaître comme réel aucun concept médical de la différence sexuelle antérieur à cette
période qui ne soit pas exclusivement fondé sur l’anatomie et le monde matériel. Il sait que les
philosophes naturalistes médiévaux ou renaissants regardaient les différences entre les sexes
en première instance comme métaphysiques – parfait/imparfait, formel/matériel, actif/passif –
mais il n’arrive pas à voir que pour eux de telles distinctions métaphysiques avaient un statut
ontologique qui donnait lieu à des différences physiques palpables. Il n’accepte ces
différences métaphysiques que comme des projections "sociologiques", "rhétoriques", ou
"politiques", et ainsi il ne peut leur donner sens qu’en les assimilant au concept moderne de
genre »22. Cette critique permet de rendre compte du fait que Laqueur considère qu’Aristote
ne situe pas la différence sexuelle au niveau de la nature (biologie) mais au niveau de la
société (rôle social). D’où il conclut que la position aristotélicienne et galénique reviennent au
fond au même et que c’est elle qui domina jusqu’au 18e siècle 23 : il n’y a qu’un seul sexe, il
est mâle, et ses multiples ratés. Or, jamais Laqueur n’analyse sérieusement les concepts dont
use Aristote et la thèse qui est la sienne. C’est pourquoi, nous nous proposons de relire le texte
d’Aristote, sur lequel s’appuie Laqueur, afin de montrer que l’idée d’une opposition entre une
différence d’ordre sociologique et une différence d’ordre ontologique entre les sexes est
erronée, avant même d’être anachronique.

En accord avec la théorie des tempéraments empruntée à la théorie des quatre éléments
d’Empédocle et à son interprétation dans la clinique hippocratique, la femelle est d’une
constitution plus froide et plus humide que le mâle qui est chaud et sec. Cette différence de
tempérament signifie pour Aristote que la femme est naturellement déficiente, inférieure,
précisément parce que ce manque de chaleur n’est autre que le signe d’une absence de
principe psychique dont le rôle est d’informer la matière, c’est-à-dire de parachever l’être. La
femme est un être inférieur par nature et sa fonction dans la génération est celui de la cause
matérielle, laquelle est informée par le semence masculine. Fécondée, elle fournit alors la
matière première de l’enfant à naître. L’homme est la cause efficiente de la génération, il est
l’être qui produit la semence, le sperme 24. Pour Aristote, si la femme avait un rôle actif et
formateur dans la génération elle pourrait s’auto féconder puisqu’elle serait à la fois cause
efficiente et cause matérielle. La femme, au contraire, produit bien une certaine semence (les
règles) mais celle-ci est impuissante en raison du manque de chaleur qui ne lui permet pas de
réaliser une coction de sperme à partir de la nourriture. « En effet, la femelle est comme un
mâle mutilé, et les règles sont une semence, mais qui n’est pas pure : une seule chose lui
manque, le principe de l’âme »25. Pour appuyer cette conclusion, on peut également se référer
au texte de la Politique. Au livre premier de la Politique, Aristote traite de la sphère
domestique en tant que la famille est le noyau simple de la cité. La sphère domestique est la
sphère de la production, c’est-à-dire de la satisfaction des besoins vitaux : la conservation,
assurée par le travail des esclaves et la reproduction, assurée par les femmes. Les esclaves et
les femmes sont comme deux types d’instrument qui ont chacun une fonction propre26. Au
sein de la famille, il y a trois relations effectives : le maître et l’esclave, le père et les enfants,
l’homme et l’épouse. Ces trois relations peuvent se définir selon deux modalités. Par analogie,
on retrouve la relation de l’âme qui commande au corps avec l’autorité du maître, et celle de
l’intellect qui commande à l’appétit avec l’autorité d’un chef d’Etat ou d’un roi. Le lien
qu’entretiennent l’âme et le corps est un lien entre deux termes hétérogènes, c’est un rapport
de domination et d’instrumentalisation. Le lien entre l’intellect et l’appétit est un lien entre
deux termes relativement homogènes, il s’agit de deux fonctions de l’âme, c’est un rapport
d’autorité et d’administration. La différence entre les esclaves, d’une part, et les femmes et les
enfants d’autre part, réside dans le fait que les femmes et les enfants sont ou seront des êtres
libres. L’autorité du père sur ses enfants est comme celle d’un roi, car l’autorité royale a pour
signe distinctif l’affection et la supériorité de l’âge. En ce qui concerne la relation entre les
époux, Aristote écrit : « Dans la plupart des régimes où gouvernent des citoyens, ceux-ci sont
alternativement gouvernants et gouvernés, car tous tendent par leur nature à une égalité sans
aucune différence ; néanmoins, quand une partie des citoyens gouverne et que l’autre est
gouvernée, les premiers cherchent à obtenir une différence par les attitudes, les titres et les
marques d’honneur […]. Entre l’homme et la femme ce rapport de supériorité existe
toujours »27. Le rapport de gouverné à gouvernant, d’administrateur à administré est une
relation politique, c’est-à-dire, une relation entre des êtres libres. Toute différence, toute
distinction est d’ordre symbolique. Toutefois, il existe un cas limite : la relation au sein de la
famille entre l’homme et la femme. Celle-ci se pense comme la relation d’un chef d’Etat à ses
administrés, dans laquelle les charges ne sont jamais occupées en alternance, mais sont
toujours dévolues à l’un des termes de la relation. Ici, la différence n’a pas à être fabriquée de
façon symbolique ou socialement (attitudes, titres, marques d’honneurs), car elle est toujours
déjà naturellement effective. Ainsi, ce cas limite d’un rapport politique le rend apolitique, car
il est fondé sur un modèle sous-jacent qui est la relation du mâle et de la femelle, pensée en
termes de maîtres et d’esclaves. La femme est donc l’instrument de la reproduction, elle agit
au sein de la sphère des besoins, pour autant c’est un être libre, elle est donc aussi une
administrée, mais à vie. Travailleuse du sexe, la femme est premièrement une femelle chez
Aristote : elle est un corps, dont la fonction est limitée à la reproduction et qui, parce qu’il lui
manque le principe de l’âme, dépend du mâle pour remplir sa fin. Etre libre, la femme est une
épouse dans la cellule familiale : elle participe à l’administration domestique mais, différente
par nature du fait de sa fonction spécifique, de son corps sexué, et donc de son infériorité, elle
est toujours une administrée soumise à un intellect, dont l’autorité tient au fait de sa capacité
de prévoir. Il n’y a pas un seul sexe, mais deux êtres sexués différents (mâle et femelle) dont
la fonction propre détermine un rapport de domination. Cette relation se redouble d’une
relation d’autorité de l’homme sur sa femme28. Ce dernier rapport, Laqueur le définit comme
étant celui qu’entretiennent deux « genres » distincts, censés fonder une différence sexuelle
que le partage d’un seul et même sexe ne parvient pas à faire. Or, précisément, Aristote dit le
contraire : la différence sexuelle n’est pas un artifice symbolique de second ordre, mais bien
une différence inscrite en nature, une différence ontologique. Entre homme et femme, il n’est
donc nul besoin de justifier la relation d’autorité par des marqueurs d’ordre « sociologique ».
L’intelligibilité de la différence sexuelle dépend donc largement des diverses
acceptions du concept de nature. Par suite, on ne peut pas rendre compte de l’historicité du
sexe sans prendre toute la mesure de l’historicité du concept de nature lui-même. Laqueur
reste, au contraire, tributaire d’un concept de nature trop étroit, parce que synonyme de
biologie. Galien développe longuement l’idée aristotélicienne selon laquelle la femme est un
être inachevé, mais il insiste sur cette infériorité afin de montrer que cette mutilation est utile,
car elle permet aux femmes de retenir le sperme et d’assurer la gestation du foetus. L’idée
d’un auteur de la nature entre sur la scène du sexe : les femmes n’ont désormais pas tant une
fonction qu’un destin voulu par Dieu. L’imperfection dans la nature ne peut être une fin
sciemment planifiée par la Nature, à moins de comprendre : soit que son action est défaillante,
ce qui constitue un blasphème, soit que cette imperfection et cette infériorité relèvent d’une
identité naturelle, maintenue à dessein. Le providentialisme opère un déplacement important
par rapport au finalisme d’Aristote, de même que le feront le naturalisme de la Renaissance
ou le mécanisme de l’âge classique. Or, négliger ces déplacements est d’autant plus
préjudiciable que cela a pour conséquence de neutraliser tous les discours qui se sont opposés
aux tentatives de « naturalisation » de la différence des sexes, c’est-à-dire les discours qui ont
dénoncé une relation de domination et ses justifications discursives. Pour Laqueur, les
discours scientifiques mal intentionnés ou les discours féministes fonctionnent sur les mêmes
présupposés et selon une structure argumentative similaire : « Sa présentation du modèle du
sexe unique en particulier suppose un patriarcat si hégémonique que même les femmes parlent
d’une voix mâle »29. Les discours féministes n’ont qu’une portée illustrative, sous prétexte
qu’ils réitèrent le paradigme de leurs adversaires. Même dans le cadre du modèle des sexes
incommensurables, Laqueur évoque Poullain de la Barre comme le représentant du tournant
vers la biologie. Inspiré de la métaphysique cartésienne, l’affirmation selon laquelle « l’esprit
n’a pas de sexe » signifie pour Laqueur que, selon Poullain de la Barre, « le genre, c’est-à-dire
la division sociale entre hommes et femmes, doit donc avoir un fondement biologique, si tant
est qu’il ait le moindre fondement »30. Le sexe est désormais partout parce que l’autorité du
genre a disparu : pour ou contre, ce sont bien les différences organiques qui correspondent
aux catégories sociales de l’homme ou de la femme. En témoigne, selon Laqueur, le fait que
l’argument de la supériorité physique de l’homme devient un argument déterminant pour
justifier son statut social dominant. Or, au moins depuis la seconde moitié du 16e siècle, tout
le corpus gynophile ou féministe ne cesse d’exploiter l’idée que la différence de force entre
homme et femme est premièrement, un argument non conséquent, puisqu’il supposerait, par
extension, que l’homme obéisse au lion31 ; deuxièmement, que la différence physique est la
conséquence de l’éducation et des occupations dévolues aux femmes. Ce second argument est
particulièrement développé par Poullain de la Barre. Au contraire de ce qu’affirme Laqueur,
Poullain de la Barre développe toute la problématique de la condition, voire du
conditionnement des femmes. Il rejette toute détermination d’ordre biologique, notamment
l’idée que l’esprit des femmes est sous l’emprise de leur corps, afin de ruiner le lien
rhétorique qui est établi par les tenants de positions de pouvoir entre l’appartenance sexuelle
et l’assignation à un rôle social. Traditionnellement, il s’agissait de comparer les avantages
physiques et esthétiques de chaque sexe pour conclure à une égalité pensée sous le primat de
la complémentarité : la différence physique était donc ce sur quoi il convenait de se disputer.
Mais, avec Marie de Gournay32, François Poullain de la Barre et Gabrielle Suchon33,
principalement, apparaît l’idée que la différence sexuelle n’est jamais suffisamment
signifiante pour conclure à l’inégalité des sexes : elle est désormais circonscrite à la sphère de
la stricte reproduction. Leur objectif est de rejeter le traditionnel recours à la différence
sexuelle, parce qu’ils considèrent que c’est toujours à partir du rôle social réservé aux femmes
qu’intervient la rhétorique de la nature. Pour ces philosophes féministes, c’est l’éducation et la
condition des femmes, qui soutiennent la naturalité de la différence et l’inégalité des sexes.
Au 17e siècle, la critique du naturalisme de la différence sexuelle constitue un point de
rupture, face à un concept de nature qui est alors l’argument majeur pour exclure les femmes.
Mais, on peut exposer une autre démarche féministe, dans laquelle ce recours à la nature, dont
le contenu est conceptuellement différent, fonctionne à l’opposé. Citant le préambule de la
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges, Laqueur en
stigmatise la conclusion : « En conséquence, le sexe supérieur en beauté comme en courage,
dans les souffrances maternelles, reconnaît et déclare, en présence de tous les auspices de
l’Etre suprême, les droits suivants de la Femme et de la Citoyenne ». Il souligne que cette
dernière phrase montre bien que désormais c’est le corps qui détermine la place des femmes.
Or, on ne peut pas se réclamer de cet argument pour conclure à un recours à la biologie, dans
la mesure où il n’est absolument pas nouveau. En revanche, cet argument s’inscrit dans une
conception bien particulière de la nature. Dans le contexte de la Révolution franç aise, la
référence à la nature a ceci de particulier que la nature est synonyme de vertu. Autrement dit,
la nature n’est pas synonyme de biologie. La vieille société est corrompue, elle est le règne de
l’apparence, de l’imagination et du préjugé. Contre une société qui dénaturalise les moeurs
justes et naturelles des hommes, il s’agit d’ériger des lois qui soient en mesure de les
restaurer. Le retour à l’ordre de la nature se fait par l’intermédiaire de la raison, elle est le
substitut de la nature : c’est elle qui dicte ce que la nature faisait spontanément. Par
conséquent, si l’on veut vraiment surdéterminer cette citation d’Olympe de Gouges, on peut
supposer que l’autrice désire montrer que les femmes ont une relation à la nature qui n’est pas
totalement dénaturée par la société, malgré les ravages de l’ancienne institution du mariage,
présentée clairement par Olympe de Gouges comme un commerce, « une espèce d’industrie »,
dont les règles d’échange ont contraint les femmes à valoriser la beauté, la débilité et la ruse.
Le rapport privilégié à la nature, médiatisé par l’expérience douloureuse de la grossesse,
permet aux femmes, dans leur ensemble (et non aux seules mères), de discerner mieux que
quiconque ce qui relève de la vertu et de la raison. Mais il s’agit ici d’un rapport à la nature
qui a trait au vécu d’une expérience subjective, celle de la douleur, et qui est sans rapport avec
un strict déterminisme de l’anatomie34.

Nous avons ici exposé deux stratégies de résistance, celle de Poullain de la Barre et
celle de Gouges, par rapport à la thèse selon laquelle les femmes sont des êtres naturellement
différents : dénaturalistion totale de la différence sexuelle, afin de démontrer que les inégalités
sociales sont ce sur quoi on fonde l’inégalité « naturelle », ou valorisation d’une expérience
singulière à son propre corps, au moment où nature et raison fonctionnent comme les termes
interchangeables d’un même couple. Les variations de sens de la notion de nature sont donc
indispensables pour ne pas réduire les discours féministes à de simples corollaires des thèses
dominantes sur la différence sexuelle. Enfin, le concept de nature tient une place de premier
ordre dans les démonstrations sur la différence des sexes. L’enjeu est le suivant : ou bien
montrer la na turalité de cette différence, pour asseoir un rapport de pouvoir « légitime », ou
bien dénoncer ce qui n’est autre qu’une naturalisation de cette différence, afin de qualifier ce
rapport de pouvoir comme inique. Le premier terme de l’alternative suppose une pensée forte
de la différence sexuelle, c’est-à-dire de l’existence de deux sexes distincts et inégaux ; tandis
que le second terme démontre précisément que seuls les rôles sociaux entretiennent une
inégalité entre les sexes, laquelle n’a rien de naturelle. Par conséquent, l’idée de deux sexes
incommensurables n’est pas à proprement parler un modèle, mais la thèse qui a
historiquement assuré la pérennité de la domination d’un sexe sur l’autre.

Le « Sexe » et l’homme

Une seconde grande critique a été formulée à l’encontre de la thèse de Laqueur. Elle
consiste à discuter, non pas ce que Laqueur a négligé, improprement assimilé ou aplani, mais
ce qu’il a valorisé et analysé plus avant. Cette critique se concentre sur le galénisme et l’idée
d’un continuum hiérarchique des êtres. L’enjeu consiste alors à montrer que si le sexe mâle
prédomine dans les théories de la génération, il n’est pas « le sexe unique ». En effet, dans la
génération, le mâle est avant tout un agent, un principe, et non simplement un sexe. Au
contraire, dès qu’il s’agit des femmes, leur sexe constitue leur identité. Un seul sexe en
définitive, mais qui n’est pas celui qu’on croit.

Les découvertes scientifiques à partir de la fin du 18e siècle et au 19e siècles tendent à
montrer que le pénis et le clitoris appartiennent à une seule et même structure embryonnaire.
Selon Laqueur, « les études minutieuses du développement foetal corroboraient non pas les
nouvelles différences mais les androgynies d’antan, enracinées cette fois, non pas dans le
mythe ou la métaphysique mais dans la nature »35. Pourtant, la localisation et la description
dans le corps d’organes et de fonctions physiologiques spécifiques à deux sexes distincts
inaugurent une appréhension nouvelle de la différence sexuelle. Du continuum des êtres on
passe à l’idée d’une incommensurabilité entre les sexes : le sexe social se projette alors dans
le sexe biologique. Pour Laqueur, cela signifie en partie la disparition de la physiologie des
tempéraments et de l’anatomie du sexe inversé, au profit d’une biologie qui octroie à la
différence sexuelle le statut d’évidence anatomique perceptible, non seulement au niveau des
organes génitaux, mais aussi au niveau du squelette, des fibres et même du cerveau : le sexe
est désormais partout dans le corps. Il donne en guise d’exemples les premières
représentations de squelettes sexués, notamment ceux de Thiroux d’Arconville36, le recours à
l’argument de la force physique des hommes (et de la faiblesse des femmes), ainsi que l’idée
que ce qui fait la femme ce sont ses ovaires (d’où les ablations d’ovaires sur les femmes
hystériques). Plusieurs éléments ont montré que la situation n’est pas tout à fait nouvelle.
Sur la base de ces considérations, Gail Kern Paster, dans son ouvrage The Body
Embarrassed – Drama and the disciplines of shame in early modern England37, développe
une critique à partir des sources privilégiées de Laqueur. Elle réfute l’idée selon laquelle dans
la tradition physiologique galénique, la perte de sang (règles, saignements de nez accidentels,
saignées thérapeutiques par exemple), en tant qu’événement commun aux deux sexes,
attesterait le modèle de la chair unique. Pour elle, dans le texte de Galien, c’est précisément à
partir de la perte de sang qu’est introduite l’idée d’une nature essentiellement inférieure des
femmes, d’un système entier d’inégalités inhérentes fondé sur la « sexuation »
(engenderment). En effet, la différence sexuelle est marquée par le fait que la menstruation est
un « processus involontaire et donc dans une certaine mesure un processus punitif »38. Le fait
de la menstruation pouvait être utilisé pour démontrer l’infériorité naturelle des femmes, mais
la cessation ou la suppression des menstrues étaient attribuées à toutes sortes de maladies
physiques et émo tionnelles propres à ce sexe. Selon Gail Paster, « l’homologie physiologique
entre l’involontaire saignement des menstruations de la femme et la veine ouverte du patient
qui subit une saignée, qu’il soit homme ou femme, sert non pas à nier mais à établir une
différence entre deux processus comme, une question, un problème, de maîtrise de soi
[…]. Saigner mensuellement représente un exemple particulièrement chargé de la
prédisposition du corps femelle à couler, à fuir. La menstruation s’apparente aux autres
variétés de l’incontinence féminine – sexuelle, urinaire, linguistique – qui servent de signes
puissants à l’incapacité de la femme à contrôler les fonctionnements (workings) de son propre
corps »39. Cette idée persistante d’une incontinence caractéristique des femmes, qui sont dans
l’incapacité de contrôler leur corps, souligne que c’est bien plutôt leur corps qui les domine et
qu’il est donc, en qualité de principe, ce par quoi elles sont définies. Alors que les hommes
sont normalement maîtres de leur corps, ils sont avant tout des êtres dont la matière du corps
n’épuise jamais totalement la définition.

Au 16e siècle, l’idée galénique d’un appareil génital identique mais inversé est
abandonnée par nombre de médecins au profit d’une conception « utéro-centrique » de
l’anatomie féminine, qui s’attache à la spécificité physique des femmes et encourage une
attention particulière aux maladies propres au sexe féminin40. Cependant, loin d’être
abandonnée, la grande thématique de l’absence de maîtrise de soi est encore davantage étayée
par les nombreux développements sur la nosologie. Paradoxalement, la nouvelle nosologie
féminine est rendue possible par le déclin de l’anatomie de Galien, mais grâce à l’utilisation
de la physiologie galénique, et surtout de son concept privilégié : le tempérament. En 1585,
Liébault, dans Trois livres appartenant aux infirmités et maladies des femmes, soutient par
exemple que la femme est, « en son ordre », tout aussi parfaite que l’homme, chacun d’eux
possédant des parties intimes propres, aux fonctions singulières. Il ne s’agit plus de qualifier
la femelle d’être inférieur, de mâle inachevé, mutilé, puisque de nature différente, les deux
sexes ne sont pas immédiatement comparables : s’occupe-t-on de comparer l’éléphant et la
fourmi, nous demande Liébault ? Pourtant, hommes et femmes demeurent inégaux. La raison,
selon Liébault, tient au fait que « la nature des femmes » est sujette à de plus nombreuses et
de plus graves maladies que les hommes, car la matrice est « une des plus nobles, plus
principales, et plus nécessaires parties de la femme et de laquelle les offenses, tant petites
soient elles, apportent accidents fâcheux, non à elle seulement, mais à tout le corps »41.
L’inégalité entre les sexes est affirmée à partir de la seule na ture féminine dont la
caractéristique est d’être pathogène par essence, du fait du tempérament et du rôle de la
matrice qui est pensée à la fois comme ce qui fait la perfection de la femme et comme le
centre névralgique de son corps. A partir de ce texte de Liébault, il n’est plus possible de se
représenter la différence sexuelle sur l’axe continu d’un seul et même sexe. Nous avons
désormais un autre schéma sous les yeux : l’idée d’une différence de nature et non de degré
entre les sexes, qui ne sont donc pas comparables parce qu’il n’appartiennent pas au même
ordre, et l’idée d’une inégalité qui demeure, non pas directement par comparaison des
bénéfices de chaque sexe, mais parce que la nature féminine se définit par la matrice et que
celle-ci est à la fois le principe de son identité et de sa perfection mais aussi la source
continuelle de maux. Le tempérament froid et humide constitue donc une nature davantage
exposée aux états maladifs. Selon cette tradition nosologique galénique, la maladie est un
déséquilibre entre les différentes humeurs qui composent le corps, provoqué par la rétention
des fluides ; or, en ce qui concerne le tempérament des femmes, il correspond, à l’état normal,
à un déséquilibre. Mais cette explication se redouble d’une autre traditio n, platonicienne et
hippocratique. Dans le cas des femmes, le tempérament, à l’origine d’un corps poreux et
sensible, le rend victime non pas tant de l’air extérieur, mais des violents mouvements
intérieurs et des humeurs viciées qu’exhalent la matrice, vé ritable animal dans l’animal. Cette
nature pathogène suppose que tout se passe comme si les femmes étaient possédées par leur
propre corps, c’est-à-dire par leur propre sexe qui en est le centre, non pas occasionnellement
mais de façon chronique. Le corps des femmes se fait constamment entendre tout au long de
leur vie. Toute femme est en puissance une femme malade : règles, accouchements,
allaitement, hystérie – c’est-à-dire abstinence prolongée –, ménopause, saphisme – c’est-àdire
sexualité déviante –, nymphomanie. On peut alors conclure à un défaut de maîtrise de soi,
à la faiblesse d’un principe de nature supérieure et différente du corps, qui serait susceptible
de le diriger et qui ferait de la femme un être non réductible à son identité de femelle42.
On retrouve cette même thématique, avec la lubricité qui est le vice que l’on attribue
communément aux femmes, êtres soumis à leurs désirs et à leurs appétits les plus sensuels. En
ce sens, l’un des arguments mis en place par les défenseurs du « Sexe »43, notamment par le
capitaine Vigoureux et le Chevalier de l’Escale, au début du 17e siècle, consiste à dire que si
les femmes ont un tempérament froid et humide cela prouve, au contraire, une certaine
insensibilité, voire une frigidité, et une grande retenue : le tempérament sanguin des hommes
les portant davantage à la luxure et à la concupiscence de la chair44. Autre topos, cette fois
misogyne, l’un des arguments privilégiés pour infirmer les exemples de femmes fortes qui se
sont illustrées par leur courage, revient à dire que c’est en fait Dieu qui, profitant de la
faiblesse de leur constitution, a agi directement par leur intermédiaire45. Dans ces conditions,
les femmes illustres ne sont pas des femmes de pouvoir, mais bien des femmes d’influence,
précisément parce que les femmes ne peuvent agir qu’à la seule condition qu’elle soient elles mêmes agies. Elles ne sont donc que le jouet d’un pouvoir supérieur : leur utérus, un homme,
Dieu ou encore la Nature.

Les différences de tempérament sont donc bien des variations et des combinaisons
d’éléments en nombre fini, partagés par les deux sexes. Cependant, ils induisent des
différences physiques entre les êtres : le tempérament chaud et sec qui compose un corps rend
ce dernier docile, plus résistant et donc silenc ieux. De cet état de relative ataraxie, la fonction
intellective de l’âme ou l’activité de la raison peut s’exercer sans entrave et nous sommes
donc en présence d’un individu composé de telle sorte qu’il est en mesure de « se » maîtriser.
Autrement dit, lorsqu’il s’agit de l’homme, le sexe n’est qu’une des fonctions physiologiques
parmi d’autres participant à l’économie du corps, dont le centre est un principe intellectif ou
spirituel. En revanche, dès qu’il s’agit des femmes, tout semble se concentrer sur leur sexe,
comme si ce dernier était le point d’ancrage de leur identité, comme si leur matrice ou leur
utérus était le véritable « pilote du navire ».

Selon Laqueur, l’abandon, par exemple, du raisonnement analogique, transposant les
éléments constitutifs du cosmos au sein du microcosme que constitue l’homme, marque le
rejet de la théorie des tempéraments, en tant que topos pertinent pour penser la différence
sexuelle46. Or, si l’on suit son raisonnement, il semble impossible de comprendre les
références au tempérament, une fois le modèle du sexe unique abandonné. Il cite, notamment,
Pierre Roussel comme l’un des auteurs exprimant le mieux le modèle des deux sexes
incommensurables. Jamais il ne remarque que l’ouvrage de Roussel a pour objet le
tempérament des femmes. En 1775, Pierre Roussel publie le Système physique et moral de la
femme. Dans cet ouvrage célèbre, Roussel traite de la différence des sexes et de la nature des
femmes, principalement à l’aide d’un concept fort, le « tempérament féminin ». Il reprend la
théorie des tempéraments des anciens, revue et corrigée par Stahl. Pour Roussel, les
tempéraments se sont, d’une part, comme ossifiés et sédimentés en organes (texture des
solides) et, d’autre part, dépendent de la circulation des fluides dans les vaisseaux de
différents calibres. On retrouve les quatre tempéraments et leurs caractères psychologiques
conséquents – sanguin, flegmatique, mélancolique, bilieux –, comme l’écrit Roussel : « nos
goûts et nos humeurs sont, jusqu’à un certain point, subordonnés à la disposition physique de
nos organes »47. A la suite de quoi, Roussel ne manque pas de se référer à Hippocrate,
Aristote, Galien et, parmi les modernes, Huarte48. Les femmes ont un tempérament sanguin49 :
fluidité des humeurs, sensibilité, émotivité, gaieté. Leur esprit, même inculte, est pétillant et
elles sont toujours plus aptes à la compassion qu’à la réflexion. Alors que les hommes
peuvent être de différents tempéraments et qui plus est, changer de tempérament au cours de
leur vie : « La différence des tempéraments n’est pas si marquée dans les femmes que dans les
hommes ; ce qui provient sans doute en elles de l’uniformité de leurs occupations, ou, comme
nous le dirons bientôt, de ce que le même est presque commun à toutes »50. Mêmes les causes
extérieures ne modifient pas autant que chez les hommes le tempérament des femmes51. Ce
tempérament sanguin désigne aussi une parfaite correspondance du physique vers le moral.
Pour asseoir cette idée, Roussel décrit les âges de la vie de la femme et montre, par exemple,
qu’à la ménopause, ce beau tempérament gai et vif, se flétrit et se détruit car la femme perd
alors « l’impulsion vitale qui animait tous ses organes ». Laqueur a raison de dire que Roussel
fait passer la différence sexuelle dans tout le corps (squelette, organes, …), et non plus
seulement dans le sexe : cependant, quels sont les discours qui n’édictent pas le même adage,
en dehors des discours féministes, qui n’ont de cesse de limiter la différence sexuelle aux
seuls organes de la reproduction ?

Le texte de Roussel est intéressant parce qu’il résume et thématise clairement l’idée
selon laquelle les femmes ont un tempérament sexuel quand les hommes ont des
tempéraments individuels. Les femmes ont un seul tempérament, fixe et assignable tout au
long de leur vie quand les hommes connaissent des tempéraments multiples et dynamiques.
Aussi, la correspondance entre le physique et le moral est-elle plus ou moins à sens unique
pour les femmes lorsqu’elle est réversible pour les hommes. A proprement parler, il ne peut
pas y avoir d’interaction entre le physique et le moral des femmes, parce que le moral n’est
que l’expression d’un corps, d’un sexe. Il n’y a donc pas de rupture historique au regard de
cette notion de tempérament propre au « Sexe », juste un processus qui progressivement se
dédouble : alors que la notion de tempérament se pluralise et se « psychologise » de plus en
plus nettement pour les hommes, le tempérament dans le cas des femmes demeure commun,
unique, sexué. Michèle Le Doeuff écrit très justement à ce propos : « S’il y a plusieurs
tempéraments masculins, c’est que l’homme est modifié par le climat dans lequel il vit, par les
habitudes alimentaires, globalement par des conditions de vie, c’est-à-dire un rapport à
l’extériorité. Si le même tempérament est commun à toutes les femmes, c’est en raison de
l’uniformité de leurs occupations, c’est-à-dire la gestation. La réflexion de Roussel s’organise
vraiment en système : le masculin est en rapport à l’extériorité et la conséquence du sexe n’est
pas, pour lui, hégémonique. Le féminin est entièrement régi par un principe interne et sans
lien avec l’extériorité physique et sociale […]. [L’homme est] un être en situation non une
essence»52. C’est donc sur cette relation privilégiée avec la vie et le monde, qui n’est autre
que le tempérament singulier de chaque individu, que se fonde le privilège de l’homme à la
perfectibilité, à l’éducation, au politique.

La notion de tempérament n’est pas abandonnée au 18e siècle, loin de là. L’idée d’une
hétéronomie des femmes envers leur tempérament sexuel tend de plus en plus clairement à
justifier les conditions sociales d’assignation à la sphère domestique et à la reproduction,
auxquelles elles sont destinées. L’hétéronomie des femmes envers leur tempérament, c’est-àdire
envers la nature, va dans ces conditions de pair avec leur statut politique de mineures à
vie. Ainsi, d’une certaine façon, il y a bien un seul et unique sexe. Le seul sexe dont il est
question est le « Sexe », c’est-à-dire les femmes. Face à elles, nous sommes déjà en présence
d’un mixte âme/corps, d’un être rationnel, d’un individu autonome, avec un tempérament
propre.

« Mon corps m’appartient »

Il apparaît que la thèse de Laqueur est tributaire, pour les raisons en partie
méthodologiques que nous avons évoquées, des premières théories de la génération. Ce
corpus est celui dans lequel Laqueur puise les éléments déterminants qui lui permettent de
construire ces deux modèles. Or, au sein des théories de la génération, nous observons une
constante : l’homme domine et constitue la référence à partir de laquelle la différence sexuelle
est pensée. Cette prédominance de l’homme s’exprime par le fait qu’il est considéré comme le
seul agent actif de la génération. Son sexe est un modèle, parce que son sexe est ce par quoi
l’âme informe une matière, ou domine un autre élément censé plus faible. En d’autres termes,
le sexe masculin prime dans la génération, parce qu’il appartient à un être agissant. Par
conséquent, cette omniprésence du sexe masculin, comme premier référent de l’histoire du
sexe, ne doit pas masquer une pensée forte de la différence sexuelle. Elle peut être retraduite
en ces termes : le vrai sexe est toujours déjà celui de la femme. Mais si l’on quitte, l’espace
d’un instant, le strict niveau de la génération, pour s’aventurer sur celui de la sexualité, on
découvre d’autres histoires. Celle d’une relation de pouvoir mise à nue, celle des multiples
corps.

Laqueur utilise un exemple tout au long de sont ouvrage : celui du plaisir féminin et de
son assouvissement. Dans le modèle du sexe unique, le plaisir féminin fait l’objet de toutes les
considérations, car, selon la thèse dominante, pour qu’il y ait fécondation, il faut que l’homme
et la femme ressentent du plaisir, afin d’éjaculer tous deux les semences diversement
nécessaires à la procréation. En revanche, dans le modèle des deux sexes incommensurables,
et surtout en raison de la découverte en 1843 par Von Bischoff de l’ovulation spontanée sur
une chienne, l’ovulation devient indépendante du coït, ce qui modifie complètement la
représentation du corps féminin et rend insignifiant, voire inexistant, le plaisir des femmes (on
pense alors que les règles équivalent aux chaleurs des autres mammifères). Or, la
redécouverte du clitoris au 16e siècle est bien plus bouleversante que ne le laisse penser ces
deux grandes conceptions de l’orgasme féminin. Ce n’est pas seulement l’ancienne « parité
topographique »53, propre au modèle du sexe unique, qui est susceptible d’être remise en
cause si les femmes ont deux pénis et non plus un (le vagin) : les femmes pourraient avoir
deux pénis, émettre une semence, ressentir du plaisir mais, surtout, se donner du plaisir entre
elles. C’est surtout, l’idée d’une passivité des femmes, d’une hétéronomie inhérente à leur
sexe qui semble pouvoir être renversée par l’émergence d’une sexualité libre. Les procès
d’hermaphrodites accusé-es de sodomie montrent, à la fin du 16e siècle et au début du 17e
siècle, que l’enjeu n’est pas tant d’assigner un genre à « ce » qui n’est rien d’autre qu’une
version d’un seul sexe. Non seulement il s’agit bien de déterminer si l’hermaphrodite possède
un petit sexe mâle ou un grand sexe femelle, mais, surtout, il faut réprimer jusqu’à la mort de
l’accusé-e, une sexualité déviante, un orgasme monstrueux, un plaisir qui justement ne se
borne pas à une émission de semence lubrifiante dans les limites de la reproduction. Laqueur
relève et développe très justement l’aspect essentiel de la thématique de l’orgasme féminin.
Pour autant, il ne fait pas grand cas des tribades, parce qu’il pense, qu’avant le modèle des
deux sexes incommensurables, la sexualité relève par définition de l’homoérotisme. Or, dans
le cas des relations entre femmes, jugées pour sodomie, l’enjeu est précisément de condamner
une femme qui est active sans être pour autant un homme54 : une femme, ni homme, ni
« Sexe ».

Le modèle du sexe unique de Laqueur rend impensable, la sexualité profondément
dérangeante des tribades aux 16e et 17e siècles, au même titre que les discours féministes dans
le cadre du modèle des « deux sexes incommensurables ». Premièrement, et de façon plus
générale, parce qu’il ne permet pas de penser deux sexes différents par nature, et possédant
des fonctions propres, comme le topos d’un discours de domination. Par conséquent, l’histoire
du sexe de Laqueur ne rend pas compte de l’histoire de ce discours, de ses multiples effets
réels, ni des tentatives de résistance qui leur ont été opposées. Deuxièmement parce qu’il se
trompe de sexe. S’il y a domination d’un sexe sur l’autre, le sexe dominant tend constamment
à justifier son statut par une supériorité naturelle, qui le place toujours déjà au-delà de ses
seules identité ou fonction sexuelles. Les femmes sont le véritable sexe. Cette assimilation
permet de maintenir une dépendance totale et exclusive envers les finalités propres de la
nature et de l’espèce. Possédées par leur sexe, les femmes sont ainsi dépossédées d’ellesmêmes.
A l’aune de cette histoire du « Sexe », la force de la revendication « mon corps
m’appartient » ne marque pas seulement une rupture, c’est là une véritable révolution. C’est
pourquoi, nous n’avons pas refait l’histoire de la fabrique du sexe, plutôt son autopsie.

Elsa Dorlin
CERPHI (centre d’études en rhétorique,
philosophie, histoire des idées de
l’Humanisme au Lumières) ENS-LSH

1 Je tiens à exprimer ma reconnaissance envers Geneviève Fraisse pour m’avoir encouragée et aidée à rédiger ce
travail. Je remercie également Domna Stanton de m’avoir indiquée des références précieuses et informée sur le
contexte de la réception des travaux de Laqueur aux Etats-Unis.
2 Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992, trad.
Michel Gautier. On pourra se reporter au compte-rendu d’Evelyne Peyre, qui reconnaît très justement à Laqueur
le grand mérite d’avoir fait une histoire du sexe biologique, rendue nécessaire face aux constantes tentatives de
bi-catégorisation sexuelle, Futur Antérieur, Supplément 1993, Paris, l’Harmattan, pp. 253-257.
3 Joan Scott, Londa Schiebinger, Anne Fausto-Sterling… En France, deux ouvrages collectifs font, je crois,
référence sur cette thématique : L’Invention du Naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin,
D. Gardey et I. Löwy (dir.), Paris, éditions des archives contemporaines, 2000 et Sexe et genre, M-C. Hurtig, M.
Kail et H. Rouch (dir.) , Paris, Editions du CNRS, 1991.
4 Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, Paris, Gallimard, 1992, p. 142.
5 Ibid., p. 22
6 Ibid., p. 24
7 Ibid., p. 270.
8 Ibid., p. 175. Voir également l’article d’Evelyn Fox Keller, « Histoire d’une trajectoire de recherche », in
L’Invention du naturel, op. cit., pp. 45-58.
9 C’est, par exemple, la critique que lui adresse Estelle Cohen dans son article : "The body as a historical
category : science and imagination, 1660-1760", in Mary G. Winkler et Letha B. Cole (dir.), The Good Body :
Asceticism in Contemporary Culture, New Haven, Yale University Press, 1994, pp. 67-90.
10 Voir, par exemple, ce qu’écrit Jackie Pigeaud dans Les Portes de la psychiatrie, Paris, Aubier, 2001.
11 C’est le cas par exemple du travail de Charles Estienne, La Dissection des parties du corps humain, 1546. Cf.
l’article d’Evelyne Berriot-Salvadore, « Le discours de la médecine et de la science », in Histoire des femmes en
Occident, vol. 3, Paris, Plon, 1991, p. 362.
12 Nous faisons le choix de qualifier de « gynophile », les écrits laudatifs prenant fait et cause pour les femmes et
de qualifier de « féministes », les écrits renonçant à ce genre au profit d’une démonstration de l’égalité des sexes,
ce, bien que le terme « féminisme » soit un néologisme datant du 19e siècle.
13 Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, op. cit., p. 21.
14 Précisément les thèses des Mots et des choses et de L’Histoire de la sexualité.
15 Cf. l’article « paradigme » de Pascal Nouvel dans le Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, D.
Lecourt (dir.), Paris, Puf, 1999. Paradigme, au sens de matrice disciplinaire, signifie : « Ensemble des théories ou
plus généralement des connaissances que partage un groupe de chercheurs travaillant sur un même sujet à un
moment donné », ou « ensemble des valeurs et des techniques partagé par un groupe scientifique », p. 718.
16 « Après la révolution scientifique, la différence sexuelle ne procéda pas plus de l’anatomie que ça n’avait été
le cas dans le monde du sexe unique », Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, op. cit., p. 186.
17 Ibid., p. 241.
18 Geneviève Fraisse, « L’histoire de la différence des sexes », in La Quinzaine Littéraire, 15 juin/1er juillet
1992, p. 21.
19 Geneviève Fraisse, La Différence des sexes, Paris, PUF, 1996, p. 76.
20 Ibid., p. 118. Voir également Françoise Collin, Le Différend des sexes : de Platon à la parité, Nantes, Pleins
feux, 1999.
21 Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, op. cit., pp. 86.
22 Katharine Park et Robert A. Nye, “Destiny Is Anatomy”, The New Republic, 18 février 1991, p. 55. Ce compte rendu du livre de Laqueur est la critique de référence aux Etats-Unis.
23 « Paradoxalement, de la part d’un homme aussi profondément attaché à l’existence des deux sexes radicalement différents et distincts, Aristote offrit à la tradition occidentale une version plus austère encore que celle de Galien du modèle unisexe. En tant que philosophe, il insista sur les deux sexes, masculin et féminin.
Mais il affirma aussi avec insistance que les caractéristiques distinctives de la virilité étaient immatérielles et, en tant que naturaliste, ergota sur les distinctions organiques entre les sexes si bien que de ses réflexions se dégage un tableau où une seule et même chair se pouvait ranger, ordonner et distinguer suivant ce qu’exigeaient les circonstances particulières. Aux yeux d’Aristote, ces constructions sociales du genre qui nous paraîtraient idéologiquement chargées – les mâles sont actifs et les femelles passives, les mâles apportent la forme à lagénération et les femelle la matière – étaient indubitablement des faits, des vérités "naturelles" »,
ThomasLaqueur, La Fabrique du sexe, op. cit., p. 46.
24 Génération des animaux, Livre I, 2.
25 Génération des animaux, Livre II, 3, 737a.
26 Aristote, Politique, Livre I, 2, 2, 1252a21-b13.
27 Ibid., Livre I, 12, 2, 1259b1-30.
28 Je remercie Grégoire Chamayou et Mathieu Triclot pour m’avoir aidée à éclaircir ce texte.
29 Katharine Park et Robert Nye, « Destiny Is Anatomy », op. cit., p. 56.
30 Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, op. cit., p. 178.
31 Poullain de la Barre utilise cette réfutation, en insistant sur la contradiction qu’elle recouvre : « Qu’on aille
dans le Parlement, on verra si les plus grands Juges égalent toujours en force le dernier de leurs Huissiers », De
l’Egalité des deux sexes…, Paris, Du Puis, 1673, rééd., Paris, Fayard, 1984, p. 93. Ce sont donc bien les
positions sociales qui fondent les différences « naturelles » et non le contraire.
32 Marie de Gournay, Egalité des hommes et des femmes, Paris, chez Royne, 1622.
33 Gabrielle Suchon, Traité de la morale et de la politique…, Lyon, chez Vignieu, 1693.
34 Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Paris, 1791. Voir, par exemple, le
postambule, p. 11-12. Il ne s’agit ici que d’une interprétation contextuelle du texte de Gouges. Pour ressaisir
toute la complexité de cette thématique, on peut notamment se reporter à l’article d’Eleni Varikas,
« Naturalisation de la domination et pouvoir légitime dans la théorie politique classique », in L’Invention du
naturel, op. cit., pp. 89-108 et aux livres de Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir, Paris, Côtéfemmes,
1992 et de Geneviève Fraisse, La Raison des femmes, Paris, Plon, 1992.
35 Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, op. cit., p. 192.
36 Sur cette question on peut noter que, déjà : « Au XIVe siècle, Henri de Mondeville s’appuie sur les cent mille
crânes du cimetière des Innocents pour affirmer, contrairement à Aristote, que le crâne de l’homme et celui de la
femme ne diffèrent en rien par leurs sutures », Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet, La Femme et les
médecins, Paris, Hachette, 1983, p. 56. Cette idée des différences entre les crânes, ou de la petitesse du cerveau
féminin, censée justifier les inégalités intellectuelles entre les sexes est, par exemple, réfutée en 1668 par
Marguerite Buffet, Nouvelles observations sur la langue française, Paris, chez Monsieur Bourbon, p. 225.
37 Ithaca, New York, Cornell University Press, 1993.
38 Gail Paster, The Body Embarrassed, op. cit., p. 82.
39 Ibid., p. 83.
40 Sur ce point, que ne mentionne pas Laqueur, il faut consulter l’ouvrage passionnant d’Evelyne Berriot-
Salvadore, Un Corps, un destin. La femme dans la médecine de la renaissance, Paris, Champion, 1993, ainsi que
celui d’Yvonne Knibielher et de Catherine Foucquet déjà cité.
41 Liébault, Livre I, chap. 1, Lyon, chez Jean Veyrat, 1585, p. 5.
42 Toute cette problématique est en partie soutenue par des considérations métaphysiques et théologiques. La
conception chrétienne définit l’âme non seulement comme un principe d’animation, mais comme une entité
immatérielle et spirituelle. Si les femmes possède bien une âme, ou une raison, l’autorité ou l’exercice des ces
dernières demeurent entravés, obnubilés par leur sexe. Sur les discussions scolastiques concernant « la nature
féminine », on peut se reporter à Ian Maclean, The Renaissance Notion Of Woman. A study in the fortunes if
scholasticism and medical science in european intellectual life, New York, Cambridge University Press, 1980.
La prise en compte de ce corpus permet, par exemple, à Joan Cadden de se démarquer des thèses de Thomas
Laqueur et de proposer des modèles non réductibles à celui du sexe unique sur la période du Moyen-Age. Joan
Cadden, Meanings Of Sex Difference In The Middle Ages. Medicine, science and culture, New York, Cambridge
University Press, 1993.
43 Le « Sexe » désigne, à partir du 16e siècle et jusqu’au 18e siècle, le seul sexe féminin.
44 Cette défense des femmes vise l’ Alphabet de l’imperfection et malice des femmes, Rouen, 1617, de Jacques
Olivier, grand misogyne devant l’éternel. Le capitaine Vigoureux publie alors, à Paris, en 1617 sa Défense des
femmes contre l’alphabet et leurs prétendue malice et imperfection, dont on consultera la page 30 par exemple.
En 1618, à Paris, le chevalier de l’Escale répond à son tour à Olivier par Le Champion des femmes, qui soutient
qu’elles sont plus nobles, plus parfaites que les hommes, contre un misogyne anonyme…. On consultera les
pages 32 et 34.
45 Voir par exemple, Mademoiselle Archambault, Dissertation sur la question : lequel de l’homme ou de la
femme est le plus capable de constance ?…, Paris, chez Pissot et Bullot, 1750.
46 Il n’est déjà pas du tout évident que l’idée de l’homme comme microcosme soit absolument pertinente pour corroborer le modèle du sexe unique. Evelyne Berriot-Salvadore cite, par exemple, Paracelse, qui écrit :
« L’homme est le microcosme, mais non la femme qui en a un plus petit en elle, celui de la matrice », Un corps,
un destin, op. cit., p. 38.
47 Pierre Roussel, Système physique et moral de la femme, Paris, chez Vincent, 1775, p. 58.
48 Voir sur la querelle entre Huarte et Guibelet à propos du tempérament des femmes, Evelyne Berriot-Salvadore,
Un Corps, un destin, op. cit., pp. 36-37.
49 Le tempérament communément prêté aux femmes est le tempérament flegmatique. Le tempérament sanguin,
traditionnellement celui de la noblesse, est dévalorisé à l’aune de la Révolution : c’est celui des oisifs qui
participent de la dégénérescence de l’espèce. Voir sur ce point, Sylvie Steinberg, La Confusion des sexes, Paris,
Fayard, 2001, pp. 285-291. Cf. La Volonté de savoir de Michel Foucault, le passage de « la symbolique du
sang » à « l’analytique de la sexualité ».
50 Pierre Roussel, Système physique et moral de la femme, op. cit., p. 62.
51 Ibid., p. 91.
52 Michèle Le Doeuff, L’Imaginaire philosophique, Paris, Payot, 1980, p. 206. Sur Roussel, on peut également se
reporter à Geneviève Fraisse, Muse de la raison, Paris, Gallimard, 1995.
53 Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, op. cit., p. 43.
54 Sujet passionnant auquel il faudrait consacrer un développement bien plus conséquent. Katharine Park a écrit
un excellent article sur cette question, « The rediscovery of the clitoris », in The Body In Parts, D. Hillman et C.
Mazzio (dir.), New York, Routledge, 1997, pp. 170-193, ainsi que Valerie Traub, « The psychomorphology of
the clitoris », in Journal of lesbian and gay studies, 2, 1995, pp. 81-113 et enfin, l’ouvrage collectif dirigé par
Francesca Canadé Sautman et Pamela Sheingorn, Same Sex Love And Desire Among Women In The Middle
Ages, New York, Palgrave, 2001. Ces trois références remettent en question l’interprétation de Thomas Laqueur.
Il y a également le livre passionnant de Sylvie Steinberg, La Confusion des sexes, op. cit. Sylvie Steinberg
corrobore en partie les thèses de Laqueur, mais elle propose une histoire beaucoup plus fine et attentive aux
ruptures que ne le fait Laqueur, en partie par son travail effectué sur des sources inédites.





Ecrit par post-Ô-porno, le Vendredi 18 Novembre 2005, 21:24 dans la rubrique "Textes ".
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