Le janséniste qui signe un énorme dico des films porno
-> Un article lu sur: Rue89
Pendant douze ans, Christophe Bier, comédien, critique de cinéma, écrivain et réalisateur a dirigé l'écriture d'un génial « Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques en 16 et 35 mm ». Ce sont 1 813 films, depuis 1918, qu'il a répertoriés dans une quête presque mystique.
« C'est un peu gênant, je suis plus haut que vous », dit-il assis
dans son fauteuil de bureau. On lui demande s'il a peur de la symbolique
de la situation.
« Ben je trouve ça un peu ridicule, non ? »
Le personnage est introduit. Pas pédant pour un sous, élégant et
courtois. Tant et si bien qu'on en est presque étonné d'entendre sortir
de sa bouche les mots « sucer », « sodomie », « sexe », etc.
« Au Beverley, quelqu'un devant moi baisse son pantalon »
Il les lâche comme s'il parlait de n'importe quel autre sujet. De
même qu'il cite, toujours avec le même ton calme, le film « A trois sur
Caroline » d'Alain Payet,
comme d'autres feraient une référence à Chateaubriand. Pour Christophe
Bier, pornographie et érotisme sont d'abord des objets d'étude.
« J'ai dévié la supposée sexualité qu'on est censé avoir
avec ces films vers une certaine érudition, une ivresse de l'érudition.
Je pense d'ailleurs que c'est quelque chose de très sexuel,
l'érudition. »
Mais s'il reconnaît un aspect austère à son dictionnaire, qui ne
contient aucune image, il explique aussi que l'objet est sous-tendu par
« une passion sans limite ».
Passion purement cérébrale ? Aussi incroyable que cela puisse
paraître, Christophe Bier assure n'avoir jamais trop « ressenti quelque
chose » en regardant ces films. Il raconte même des scènes cocasses.
Lui, au Beverley, dernier cinéma érotique de Paris, calepin en mains, prenant des notes.
« A un moment, quelqu'un s'est installé devant moi et il a
baissé son pantalon. Tout d'un coup se superpose à la scène
pornographique du film, une paire de fesses énormes. C'était
extraordinaire. »
« Je m'intéressais aux westerns italiens »
Partout dans son appartement, des affiches de vieux films
pornographiques ou érotiques occupent les murs. Il y a des collections
de livres fantastiques très complètes.
Le porno, c'est presque une cause politique pour cet homme qui dit se
sentir proche de Mélenchon : il a décidé de se consacrer à un genre
opprimé. Dans son dictionnaire, il a insisté auprès de ses 27 rédacteurs
pour qu'il n'y ait pas de second degré. Parce que c'est « vulgaire » et
« narcissique ».
On se demande alors comment cet ancien étudiant en lettres, khâgneux,
s'est passionné d'un genre considéré comme vil par les milieux
intellos. « C'était il y a tellement longtemps », dit-il, peinant à
recouvrer la mémoire.
« J'aimais beaucoup le cinéma de séries B. Je
m'intéressais beaucoup à l'épouvante, aux westerns italiens, enfin à
toute cette mouvance du cinéma populaire, de films à petits budgets.
Inévitablement, l'érotisme m'a donc intéressé, au même titre que les
autres films en marge de la critique officielle. »
« Mes romans, je finissais par les écrire d'une seule main »
Entre temps, Christophe Bier est devenu comédien. Il a tout fait pour
rencontrer Jean-Pierre Mocky qui l'a choisi comme assistant. Et puis,
il a aussi écrit des chroniques pour France Culture dans l'émission de
François Angelier « Mauvais genres », et, au passage, quelques romans érotiques aussi :
« Je suis acteur et je me suis retrouvé dans la peau d'un
romancier populaire. C'était très amusant. Pour les films pornos,
l'excitation est d'ordre intellectuel.
En revanche, en tant que romancier pornographe, il fallait à tout
pris que je sois très excité. J'étais mon premier lecteur et je
finissais par écrire d'une seule main. »
Ce qui le passionne dans cette pornographie ? Il laisse passer un long silence puis répond :
« Ce qui m'intéresse, c'est quand les choses deviennent
surprenantes, quand émerge une liberté qu'on peine à trouver dans les
œuvres “mainstream”. […]
La subversion, c'est un dépassement, une recherche de liberté, une
ouverture vers l'imaginaire. A mon sens, c'est ça qui est intéressant :
ça ouvre l'esprit et ça fait rêver.
Si toutes les aspérités sont gommées, on arrive à quelque chose de
très orwellien, une sorte de société complètement normalisée. »
« De nouvelles Catherine Ringer qui chevauchent un nain noir »
Refusant la nostalgie, Christophe Bier rit quand on l'imagine déprimé
face aux mutations du genre. Il les vit au contraire « plutôt bien »,
mais regrette le conformisme des films actuels.
« Les acteurs sont tous pareils. On dirait qu'ils sortent tous d'un
club de gym. Avant, il y avait des acteurs qui étaient bedonnants par
exemple », dit-il avant d'ajouter, utopiste, faisant référence à
« L'Inconnue » d'Alain Payet (1981) :
« Il faudrait de nouvelles Catherine Ringer qui chevauchent un nain noir. On a besoin de tout ça. »
Une heure et demie d'entretien et on est toujours pas sûr de l'avoir
cerné. On lui dit. Il répond en riant « ah bon ? » puis donne son
analyse de lui-même.
« Moi, je pense que je suis un mystique. Je suis dans une
soif d'absolu. D'où cette folle envie de vouloir être exhaustif et ce
goût de l'érudition. »
François Angelier de France Culture confirme :
« Il est dans une quête assez mystérieuse, sa passion
pour le porno, c'est une érudition poussée. Christophe est un
collectionneur : il se documente en permanence. Il y a une dimension
érotique dans sa quête, celle du plaisir de posséder entièrement un
objet. »
Pour autant, il explique aussi que l'érudit ne vit pas dans une grotte cérébrale.
« C'est un pragmatique, un concret. »
Loin du dictionnaire, de l'art et de la mystique, Christophe Bier
s'émeut par exemple de la boboïsation constante de son quartier.
« Je ne vais pas dire que le porno est un genre christique, mais… »
Comme les questions de la mystique et de la religion revenaient
souvent, pour la photo, on a eu envie de le faire poser avec cette
vierge en plastique invitée sur sa bibliothèque. « Offerte par un ami. »
« Elle était remplie d'eau bénite, mais je l'ai vidée dans l'évier parce que j'avais peur qu'elle tombe et tâche mes livres. »
Il dit ne pas être croyant, tout en confessant très sérieusement – avis à nos confrères de La Croix – qu'il rêverait d'un article sur son dictionnaire dans le quotidien catholique.
« La démarche du dictionnaire, qu'on pourrait presque
qualifier de janséniste, porte sur un genre qui a été mis en croix. Le
porno, je ne vais pas dire que c'est un genre christique, mais voilà…
D'ailleurs vous ne travaillez pas pour La Croix, vous ? »
Par Renée Greusard
► Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques en 16 et 35 mm sous la direction de Christophe Bier - éd. Serious Publishing - 1224p. - 89€.