Sex Wars and Queer Theory : le laboratoire pornographique
A. SPRINKLE
-> Un texte lu sur : Le Mag Philo (CNDP)
Les luttes et les débats féministes
contemporains portent non seulement sur les enjeux classiques du
féminisme, comme l’égalité civile, politique et sociale, mais également
sur les questions de sexe et de sexualité. Une des principales
revendications des mouvements féministes post-1968 était la
réappropriation de leur corps par les femmes. Les pensées féministes qui
se sont focalisées sur l’égalité politique et sociale jusqu’au début
des années 1970 laissent place à une réflexion sur les identités
féminines. On s’interroge alors sur la nature de ces identités, y
compris dans leur dimension sexuelle. En France, ces débats ont porté
principalement sur des problématiques liées aux questions de l’autonomie
sexuelle des femmes (légalisation de l’avortement, contrôle des
naissances contraception, lutte contre le viol). La pornographie n’est
pas un enjeu essentiel pour les féministes françaises, les
antiféministes d’alors se chargeant d’utiliser la pornographie pour
caricaturer les combats féministes. Brigitte Lhomond rappelle que
« d’autres débats internationaux donnent lieu à de vives polémiques dans
les pays anglo-saxons et restent marginaux en France : la place, dans
l’oppression des femmes, de la pornographie et du travail sexuel, en
particulier de la prostitution »1.
Au cours des années 1980-2000, d’abord en Amérique du Nord puis en
Europe, les débats féministes sur les questions sexuelles ont été d’une
telle virulence que ces échanges sont restés dans la postérité sous le
nom significatif de sex wars. Ces guerres du sexe ont donné
lieu à de vives oppositions entre différents courants féministes,
principalement sur les questions de la prostitution, du sadomasochisme
et de la pornographie. Sur ce dernier sujet, ces altercations théoriques
ont opposé principalement un féminisme radical, incarné notamment par
Andrea Dworkin, Catharine Mackinnon, Rae Langton ou Jennifer Hornsby et
un courant féministe « pro-sexe », représenté entre autres, par Judith
Butler, Patricia Williams ou Annie M. Sprinkle. Tandis que les premières
rejettent la pornographie comme l’archétype de l’incarnation de la
domination masculine et suggèrent de la censurer, voire de la supprimer
totalement, les secondes préconisent une toute autre approche, allant
jusqu’à l’appropriation et au détournement de la pornographie par et
pour les femmes.
Ce que dit la pornographie, ce que fait la pornographie
Connue pour être l’auteure qui a théorisé le concept de « harcèlement
sexuel », Catharine Mackinnon, appuyée par Andrea Dworkin, va mener un
combat visant à faire interdire la production et la distribution de
matériel pornographique. Pour se faire, elle justifie son raisonnement
en s’appuyant sur les travaux de J.-L. Austin sur le langage2 et sa dimension performative3.
Elle analyse la pornographie comme un langage de l’oppression
masculine, et soutient que ce langage a un effet performatif, qu’il est
un discours « de haine » qui produit des actes. Ainsi, pour Mackinnon,
tout homme qui regarde du porno s’inscrit dans ce discours performatif,
il réalise un acte, en l’occurrence un viol. Car pour la juriste
américaine, la sexualité des hommes repose sur le viol des femmes, et la
pornographie ne serait donc qu’un prolongement langagier du viol,
élément central de la sexualité masculine. Elle affirme que « les hommes
ont érotisé l’idée que leur sexualité a été niée, alors qu’elle n’a, en
réalité, jamais cessé d’être exprimée, encore et encore, indéfiniment »4. Si l’on considère comme la psychanalyste Luce Irigaray5 ou comme Andrea Dworkin6,
que tout coït pénis/vagin est intrinsèquement un viol – quels qu’en
soient les modes d’accomplissement et le niveau de consentement – et que
le viol est la principale caractéristique de la sexualité masculine,
par essence violente, alors on ne peut voir dans la pornographie qu’un
outil du prosélytisme sexuel des hommes, non pas un simple discours
prescriptif mais un pur acte de domination masculine. Mackinnon pense en
effet que « ce que vivent les consommateurs de pornographie, des hommes
à une écrasante majorité, n’est donc pas du fantasme, de la simulation
ou de la catharsis, mais de la réalité sexuelle : le niveau de réalité
où fonctionne le sexe lui-même »7.
À cette argumentation, la philosophe Judith Butler répond que la
pornographie joue plutôt sur la notion de fantasme et qu’il faut
l’appréhender en tant que telle : « […] c’est un fantasme que consomment
les gens ». Elle explique qu’« en termes analytiques le fantasme
pornographique peut jouer comme compensation, ce que je ne peux pas
faire, dans la réalité, c’est ce que j’imagine avec la pornographie. »8
C’est cet aspect de vecteur de fantasmes, qui fait penser à Butler
qu’il vaut mieux instrumentaliser la pornographie à bon escient, que de
vouloir la prohiber : « La catharsis se substitue à la mimesis. »9 Judith Butler rejette également l’interprétation de Mackinnon de la performativité, elle voit dans ce raisonnement une «
énorme inflation du pouvoir performatif de l’expression pornographique,
inflation démesurée à laquelle je me suis opposée à l’époque, et que je
ne conteste pas moins aujourd’hui »10.
Le combat mené par Mackinnon et Dworkin a connu quelques succès
politico-juridiques, notamment avec la ville de Minneapolis (USA), qui a
adopté une ordonnance en ce sens. Dworkin et Mackinnon, les auteures du
texte de cette ordonnance, se sont alliées aux dirigeants conservateurs
de la ville pour la réussite de leur projet, ignorant le fossé
idéologique qui pouvait les séparer avec leurs alliés temporaires.
L’ordonnance donnait à quiconque se sentait attaqué par les
représentations pornographiques l’opportunité d’en demander
l’interdiction, et cela sans distinction de support, de diffusion ou
encore d’intention de l’auteur, ce qui revient à y inclure toute
production artistique. Ambition bien illusoire : « La croisade de
Catharine Mackinnon et Andrea Dworkin a été bien acceptée par de
nombreux groupes de femmes qui nous garantissent que sans pornographie,
nous vivrons sans violence. Pourtant cet argument est totalement
contraire au féminisme, car il déresponsabilise l’agresseur. »11
La Cour suprême finit par annuler l’ordonnance, arguant qu’elle était
une entrave à la liberté d’expression. Mais le cas le plus emblématique
est celui du Canada, où le procès Butler versus The Queen12 consacra la possibilité de restreindre «
l’importation, la production, la vente ou la distribution de matériel
pornographique au nom des torts causés aux femmes ». Les effets de cette
jurisprudence nouvelle inspirée par les travaux de Mackinnon et Dworkin
furent aussi inefficaces qu’inattendus, ainsi parmi les victimes de ces
nouvelles règles, on retrouve Andrea Dworkin, qui vit un de ses
ouvrages censuré pour… pornographie !
La reprise des thèmes des guerres du sexe en France s’est amorcée au
début des années 2000, voyant les courants féministes hexagonaux
s’affronter à leur tour lors de joutes sur le sexe et la pornographie.
Les discussions se sont surtout centrées sur la problématique de la
censure et notamment à propos de la pornographie dans la production
artistique féminine. C’est au cours de l’année 2002 que le débat fût le
plus intense, se cristallisant autour du travail de la commission mise
en place par le gouvernement nouvellement arrivé, et présidée par
Blandine Kriegel13.
Dans ce débat, les féministes françaises radicales essentialistes et
différentialistes ont réclamé une censure du porno au nom de l’atteinte
faite aux femmes dans la représentation pornographique, et renouvelant
l’argument de l’incitation au viol. Élisabeth Badinter parle à cet
égard, et notamment à propos des positions de l’association Les Chiennes
de garde, de « féminisme victimiste qui ne parle qu’en termes de
domination »14. Élisabeth Badinter s’émeut dans son livre Fausse Route d’une
dérive anti sexe de certains courants féministes français. À contrario,
on peut déplorer son argumentation qui reproche aux « féministes
victimistes » de vouloir « castrer » les hommes, et de désexualiser les
femmes, argumentaire qui, pour le coup, se confond avec les discours
antiféministes traditionnels qu’elle prétend combattre par ailleurs.
L’association des Chiennes de garde a adopté vis-à-vis de la
pornographie des positions plus nuancées que ne laisse entendre
Badinter. En effet, Les Chiennes de garde militent non pas contre la
pornographie en général, mais sur le cas particulier des pornos mettant
en scène des violences conjugales et des viols, reconnaissant même au
porno sadomasochiste de tenir compte du consentement réel et figuré.
Pour soutenir leur discours, elles s’appuient sur une philosophie morale
défendue par la philosophe néokantienne Michela Marzano. Cependant, les
réflexions du législateur français en la matière s’inspirent plus du
concept d’éthique minimale développé par Ruwen Ogien. Ce
dernier voit dans l’idée d’éthique minimale un éloignement de la morale –
devoir être, plutôt qu’être – et une condition qui garantirait
l’exercice réel de la liberté par chacun, avec ce principe, seule la
protection des plus faibles est retenue (mineurs, etc.). Mais finalement
cette approche qui ne se veut pas prescriptrice d’un « bon sexe » est
contrariée par l’expérience. Faire abstraction des réalités matérielles
dans lesquelles s’inscrivent les productions actuelles de la
pornographie ne revient finalement qu’à offrir les conditions et le
terrain nécessaires à la perpétuation d’un modèle préexistant,
hégémonique et discriminant.
Aujourd’hui, la question de la censure de la pornographie n’a
finalement que peu évolué suite à ces débats. Que ce soit aux
États-Unis, où la liberté d’expression est mise en avant, ou en France,
où c’est la protection de la jeunesse qui prime, les débats et
revendications féministes autour de la pornographie n’ont pas su
convaincre. Mais pour autant, les femmes n’en n’ont pas fini avec la
pornographie, car plutôt que de vouloir anéantir ou restreindre la
pornographie, cette formidable et redoutable machine à fabriquer des
normes, des femmes ont trouvé plus opportun de se saisir et de se servir
de cette véritable arme. L’idée est que, pour servir la cause des
femmes, plutôt que de détruire la pornographie, il vaudrait mieux
l’investir.
Pornographie féministe, post-pornographie
Face aux discours des féministes radicales, le féminisme a donc
développé de nouvelles stratégies d’action. Parmi ces stratégies,
l’investissement du domaine pornographique par les femmes fut une des
actions phares. C’est ainsi qu’est née, aux États-Unis d’abord, une
production pornographique estampillée « porno féministe ». Comme son nom
l’indique, le porno féministe est un porno réalisé par des femmes et
vise à changer les normes véhiculées par le porno mainstream
afin de participer à changer les rapports de genre. Il s’agit ici pour
les femmes de passer du statut d’objet à celui de sujet, et de
construire des représentations qui leurs soient propres. En France, le
concept de porno féministe est arrivé plus tardivement au cours des
années 1990-2000, notamment par la figure très médiatique de l’actrice
et réalisatrice féministe Ovidie, concomitamment avec le développement
hexagonal des guerres du sexe, en écho aux belligérances d’Amérique du
Nord.
La pionnière de ce nouveau genre est Ellen Steinberg, dite Annie M. Sprinkle15,
star américaine du porno qui est passée derrière la caméra. Elle est
depuis vingt ans un des fers de lance du féminisme pro-sexe
outre-Atlantique. Elle est l’auteure du terme post-porn, qui
désigne le porno du post-modernisme, un porno qui bouscule les normes de
genre et qui casse l’hégémonie masculine en ce domaine. La démarche
féministe de Sprinkle est de renverser une pornographie mainstream objectivante, et d’en détourner les codes pour redéfinir les rapports de force. En 1982, dans son premier film réalisé, Deep Inside Annie Sprinkle16,
elle est la première à montrer une femme se masturbant seule et
parvenant à un orgasme. Elle donne ainsi à voir un plaisir féminin
autonome, elle redéfinit le temps et la géographie corporelle des
plaisirs. Ses films montrent une sexualité joyeuse et pétillante,
elle-même y apparait hilare et heureuse, exhibant une sexualité qui ne
repose pas sur la contrainte ou la souffrance, mais sur un plaisir
jubilatoire. En plus de ses engagements dans des stratégies militantes
plus conventionnelles (elle est fondatrice de The Union Labia
Sex-Positive Feminists et adhère à l’association Prostitute of New
York), A. Sprinkle crée de nouveaux modes d’activisme. Par ses films,
ses performances artistiques, elle veut faire de la pornographie un
outil de lutte. Elle renverse ainsi la représentation des règles du
pouvoir, en se servant des armes de la citadelle masculine. D’autres
femmes ont suivi son exemple, comme Candida Royalle qui a monté sa
propre maison de production en 1984 : Femme Production. C. Royalle
produit et distribue des films qualifiés de post-porn, qui s’adressent
aux femmes et aux couples. Ses productions excluent toutes formes de
violence, les scènes de soumission et les éjaculations rituelles, en
revanche elles montrent des pénis sans érection, des scènes en plan
large souvent, une sexualité « soft ». Cette conception d’une
pornographie qui figure le désir et le plaisir féminins est une
contribution indéniable pour changer les stéréotypes pornos, mais on
pourrait voir aussi dans ces représentations un nouvel enfermement dans
de nouveaux stéréotypes genrés, en opposant une sexualité féminine,
douce, raffinée et égalitaire, à une sexualité masculine, sombre,
brutale et dominatrice. Dans ses réalisations, Annie Sprinkle semble
réussir à éviter ce piège, en démultipliant les personnages et les
situations, en incluant de nombreuses références explicites à la
domination, elle interroge de front la question du pouvoir dans le sexe.
Peut-on imaginer une sexualité hors domination ? Judith Butler
réaffirme qu’à travers la pornographie c’est «
la signification du genre qui est en jeu – ce que signifie être un
homme, ou une femme : la femme serait définie par le rapport de
domination, sans laquelle disparaîtraient les catégories “homme” et
“femme”. En effet, l’homme serait défini par sa position dominante dans
la sexualité, et la femme par sa position dominée. Ce serait donc la
domination qui produit le genre. Il ne s’agit donc pas seulement de la
sexualité, mais du genre, de la masculinité et de la féminité, dont la
définition repose entièrement sur la domination »17. Si soft soit la représentation de sexe, elle sous-entend toujours une relation de domination. Butler va «
même jusqu’à dire, avec Michel Foucault, que le pouvoir et la sexualité
sont co-extensifs ; qu’on ne trouvera pas de sexualité sans pouvoir »18.
La pornographie alternative, le post-porn, ne saurait se composer sans
tenir compte de cette dimension, elle doit s’imaginer comme un jeu de
déconstruction/reconstruction des symboles de pouvoir, elle doit être la
dimension érotique et subversive de la domination.
Au cours des années 1990 aux États-Unis, et plus récemment en Europe,
s’est développé un nouveau « courant » parmi les théories féministes :
la Queer Theory. Le terme « queer » est à l’origine une insulte
lancée contre les homosexuels qui la reprendront à leur compte, la
détournant de son sens premier, pour se qualifier eux-mêmes, à l’instar
de negro ou nigga (nègre), cette parole diffamante que
se sont réappropriées les populations africaines-américaines. Le terme
plus générique queer se substitue efficacement au terme trop restrictif
« gay et lesbienne » car incluant tout ce qui n’est pas straight19,
tout ce qui n’entre pas dans les normes dominantes. C’est Teresa de
Lauretis qui est l’auteure de la formule « Queer Theory ». La théorie
queer est inspirée entre autres par les travaux de Judith Butler, Eve
Kosofsky Sedgwick, David Halperin, Teresa de Lauretis, eux-mêmes
inspirés par les penseurs français de la French Theory : Michel
Foucault, Gilles Deleuze, Felix Guattari, Jacques Derrida, Monique
Wittig, Guy Hocquenghem. Se basant sur les analyses de rapports de
genre, l’idée majeure de la Queer Theory réside dans le
détachement et du genre et du sexe biologique, le genre étant vu comme
une performance, une construction naturalisée des rôles « masculin » et
« féminin ». Judith Butler20,
une des principales inspiratrices de ce mouvement, promeut un
détournement subversif des codes de genre afin de déstabiliser les
normes contraignantes du régime politique hétérosexuel. Il s’agit de
reconsidérer la domination de genre, et à travers une déconstruction, de
chercher les failles du système qui permet la réalisation de cette
domination, et ainsi, en agissant sur ces failles, de déstabiliser les
fondements du genre. Cette subversion des normes passe par une multitude
de pratiques, d’attitudes, de représentations « déviantes ». Une des
actions politiques queer vise à subvertir la sexualité straight dans sa
naturalité fondatrice. Le corps sexué n’est plus « naturel », il l’est
l’objet d’une (re)construction à l’aide de prothèses, de références
nouvelles. Ce positionnement suscite beaucoup de controverses dans les
différents courants féministes, l’analyse queer des rapports sexe/genre
remettant en cause le postulat féministe essentialiste, qui consiste à
penser la catégorie « femme » comme allant de soi, comme
« biologiquement naturelle ». Monique Wittig considère même que « les
lesbiennes ne sont pas des femmes »21,
eu égard à leur refus de se conformer au rôle astreint par une société
hétéro-patriarcale, à leur résistance à l’obligation d’hétérosexualité.
Le regard porté par les théoriciennes queer sur les relations genrées à
travers le prisme de la sexualité, permet de mieux prendre en compte des
dimensions jusque-là passablement ignorées dans les études féministes,
comme l’orientation sexuelle ou le critère racial par exemple.
Le porno est un des lieux d’expression des politiques queer. L’idée
est de se saisir des codes et des normes du porno, de les dénaturer afin
de les subvertir. Cette subversion vise à « troubler le genre », à
effriter les fondations de la domination de genre. Le dépassement du
porno, c’est le post-porno. Le post-porno passe d’abord par une
déconstruction du porno mainstream, pour ensuite proposer une
re-construction. L’opération de mutation s’applique sur les modes de
production et de réalisation, sur les personnages représentés ainsi que
sur les interactions sexuelles mises en scènes. Le post-porno a
également l’ambition d’être un mode d’appropriation d’un outil de
définition/prescription d’identité politico-sexuelle. Preciado
entreprend une déconstruction de la société hétérosexuelle à travers la
contra-sexualité qu’elle définit comme n’étant : « […] pas la création
d’une nouvelle nature, mais bien plutôt la fin de la Nature comme ordre
qui légitime l’assujettissement des corps à d’autres corps. La
contra-sexualité est premièrement : une analyse critique de la
différence de genre et de sexe, produit du contrat social hétéro-centré
dont les performances normatives ont été inscrites dans les corps comme
vérités biologiques (Judith Butler, 1990). Deuxièmement : la
contra-sexualité vise à substituer à ce contrat social qu’on appelle
Nature un contra-sexuel. Dans le cadre du contrat contra-sexuel, les
corps se reconnaissent eux-mêmes non en tant qu’hommes ou en tant que
femmes mais en tant que sujets parlants. Ils se reconnaissent la
possibilité d’avoir accès à toutes les pratiques signifiantes ainsi qu’à
toutes les positions d’énonciation en tant que sujet que l’histoire a
établies comme masculine, féminine ou perverse. Conséquemment, ils
renoncent non seulement à une identité sexuelle fermée et déterminée
naturellement mais aussi aux bénéfices qu’ils pourraient retirer d’une
naturalisation des effets et des produits de leurs pratiques
signifiantes »22.
La société straight se fonde sur une naturalité des sexes/genres, tout
comme la ségrégation se justifiait par une prétendue naturalité des
différences raciales. En fait, Preciado propose une nouvelle
compréhension du monde débarrassée des identités genrées au profit d’une
multitude d’identités mouvantes ; il s’agit de mettre en pratique le genderfucking23,
à travers cet acte performatif de brouiller les attributs de genre. La
philosophe Elsa Dorlin nous éclaire sur l’importance de la résistance à
l’hétéro-normativité par sa lecture du Manifeste contra-sexuel24,
voyant dans la réflexion de Preciado une tentative d’anéantir les
possibilités de normalisation des identités sociales et sexuées, les
corps astreints se transforment en corps rusés, des corps qui
se jouent des injonctions du régime straight. Les hors normes
s’affranchissent de la réification à laquelle ils étaient soumis pour
devenir sujets. Pour exemple, le film de Morty Diamond, Trannyfags (2004), est un des premiers films (post)porno représentant des transgenres FtM (Female to Male :
femmes biologiques performant le genre masculin). Il s’agit ici d’un
acte politique d’affirmation en tant que sujet ; par leur sexualité, les
individus trans FtM imposent leur existence en tant que telle. En
exhibant leurs corps transformés, marqués de cicatrices, ils affirment
leur identité mutante, ils ne sont pas des hommes, ni des femmes, ils
sont un autre genre. La revendication d’une identité sortie de la
catégorisation binaire de genre vient attaquer les affirmations
essentialistes et différentialistes. Non seulement les personnages
changent, mais surtout les interactions sexuelles ne sont plus
univoques, ce qui est réellement novateur dans nos sociétés normatives.
« Il se peut que l’Occident n’ait pas été capable d’inventer des
plaisirs nouveaux, et sans doute n’a-t-il découvert de vices inédits. »25
Le porno peut se voir retourné, subverti, et permettre une résistance
à l’assignation identitaire. L’approche matérialiste des réflexions
postmodernes queer, en tenant compte de la prégnance des normes
sociales, imagine ainsi de nouveaux modes de reconnaissance pour les
groupes minoritaires. En évitant une opposition frontale, fatalement
vouée à l’échec, la subversion et le détournement font perdre leur sens
aux rapports de force habituels.
Jean-Raphaël Bourge
Doctorant en Science politique, ATER à l’université Paris 8
1 Brigitte Lhomond, « Sexualité », in Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2000, p. 217.
2 John L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1991.
3
La performativité d’une parole est le pouvoir qu’une parole a de
mettre en acte, comme lorsqu’un maire dit « je vous déclare mari et
femme », plus qu’une parole, c’est un acte qu’il réalise. En s’appuyant
sur les travaux d’Austin, Judith Butler a appliqué ce concept aux identités de genre. Voir : Judith Butler, Le Pouvoir des mots : politique du performatif, Paris, Éditions d’Amsterdam, (2004) 2008.
4 Catharine Mackinnon, Le Féminisme irréductible : conférences sur la vie et le droit, Paris, Des Femmes/Antoinette Fouque, 2005, p. 145.
5 Voir notamment : Luce Irigaray, interviews recueillies et présentées par Marie-Françoise Hans et Gilles Lapouge, in Les Femmes, la Pornographie, l’Érotisme, Paris, Seuil, 1978, p. 43-58.
6 Andrea Dworkin, Pornography: Men Possessing Women, New York, Putman, 1981.
7 Catharine Mackinnon, op. cit., p. 153.
8 Judith Butler, « Une éthique de la sexualité », entretien réalisé par Michel Feher et Éric Fassin, in Vacarmes n° 22, hiver 2002-2003.
9 Clarisse Fabre, Éric Fassin, Liberté, Égalité, Sexualités, Paris, 10/18, 2004, p. 211.
10 Judith Butler, art. cit.
11 Pascale Navarro, Nathalie Collard, Interdit aux femmes : le féminisme et la censure de la pornographie, Montréal, Boréal, 1996, p. 70-71.
12 Ruwen Ogien, Penser la pornographie, Paris, PUF, 2003. p. 66-67
13 Lire à ce propos : Clarisse Fabre, Éric Fassin, « Pornographie », in Liberté, Égalité, Sexualités, p. 197-220.
14 Élisabeth Badinter, Fausse Route, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 122.
15 Voir plus particulièrement son portrait par Ovidie, Porno Manifesto, Paris, Flammarion, 2002, p. 97-112.
16 Ce film a été classé deuxième du box-office américain l’année de sa sortie. Deep Inside Annie Sprinkle, d’Annie M. Sprinkle, États-Unis 1982.
17 Judith Butler, art. cit.
18 Ibid.
19 Straight : de l’anglais droit, rectiligne. Désigne l’hétérosexualité, les hétérosexuels, en opposition à tout ce qui est queer. Qualifie autant les personnes, la politique, les normes dominantes et tout ce qui s’y rapporte.
20 Judith Butler, Trouble dans le genre ; pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005.
21 Voir : Monique Wittig, La Pensée straight, Paris, Balland, 2001. Ou encore : Marie-Hélène Bourcier, Suzette Robichon, Parce que les lesbiennes ne sont pas des femmes. Autour de l’œuvre politique, théorique et littéraire de Monique Wittig, Paris, Éditions Gaies et Lesbiennes, 2002.
22 Beatriz Preciado, Manifeste contra-sexuel, Paris, Balland, 2000, p. 20.
23 Sur le genderfucking et le sadomasochisme queer, voir : Robin Bauer, « Queeriser les genres dans les “communautés gouines BDSM” », in Cahiers du genre n° 45, Les Fleurs du mâle, décembre 2008, p. 138-140.
24 Elsa Dorlin, « Corps contre nature », L’Homme et la Société n° 150-151, Au risque du matérialisme, octobre 2003-mars 2004, p. 47-68.
25 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. I, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 66.