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*Bob Flanagan : Ça fait du bien là où ça fait mal

--> Texte de Philippe Liotard
Bob Flanagan : Ça fait du bien là où ça fait mal

Texte de Philipp e Liotard paru dans la revue Quasimodo n°5.

(-> à propos de Flanagan, on pourra se reporter à : Lynda Hart " la performance sodomasochiste" paru chez EPEL. post-Ô-porno.)

« Le sexe vaut bien la mort. » Michel Foucault, Histoire de la sexualité,1976

Bob Flanagan est une rareté. Il est une rareté, non seulement parce qu’il a su vivre ses désirs, mais parce qu’il a organisé toute sa vie à partir d’eux jusqu’à les mettre en forme et les exposer au regard du public. Il est une rareté également car ces désirs s’inscrivent dans un domaine de la sexualité parmi les plus secrets, celui du masochisme. Dans le monde du sadomasochisme (SM) comme dans celui de l’art, Bob Flanagan fait figure d’iconoclaste par sa capacité à aller au bout de projets qui, chez d’autres, seraient restés à l’état de fantasmes. Sa vie est faite de clarté, d’honnêteté et de transparence à propos de pratiques habituellement tenues secrètes par ceux qui s’y adonnent. « J’ai rencontré de nombreuses personnes qui ont vécu depuis l’enfance de expériences, des sentiments ou des pensées similaires, reconnaît-il. Nombre d’entre elles n’en parlent pas. Ce qui est rare, c’est d’en trouver qui en parlent. [...] L’expérience artistique constitue pour moi la voie me permettant d’exprimer tout cela. » 1 La seule chose qui compte pour Bob Flanagan, c’est le désir de vivre son expérience masochiste et d’organiser sa vie à partir du seul désir qui vaille. C’est Humbert Humbert et sa Lolita pour Nabokov 2 ; c’est Séverin de Kusiemski soumis à Wanda de Dunayev pour Sacher-Masoch 3. Mais la vie de Flanagan n’est pas un roman. Le masochisme fut pour lui un art de vivre avant de devenir un sujet d’expression artistique. Une fois mises en scène, les souffrances qu’il s’inflige renouvellent la question de la normalité des comportements sexuels et des rapports de domination. Et c’est la manière dont il exprime son masochisme qui importe, bien plus que la réalité de sa sexualité. En effet, en figurant « le mal », Bob Flanagan fait oeuvre de subversion. Il construit un foyer de résistance face aux pouvoirs et lézarde les idéaux bien-pensants. Le corps (vécu puis exploité) traduit avant tout une expérience personnelle. La mise en scène de cette expérience bouscule les croyances, les valeurs et les normes communément admises. D’une épreuve singulière, le corps interroge le collectif. Car l’expression des désirs de Bob Flanagan est à recevoir comme un indice de la liberté que prend l’artiste à l’égard de sa propre culture, et des conventions qu’elle véhicule. Son oeuvre s’éprouve alors à partir des émotions positives ou négatives qu’elle génère, ce qui suppose de la percevoir sans émettre de jugements de valeur et sans l’observer au double prisme de la moralité et de la normalité. La rareté de Bob Flanagan en fait son intérêt. Car il alimente le postulat qui consiste à reconnaître à l’oeuvre d’art une fonction critique. Par la mise en scène ou la figuration du sexe, de la mort, de la maladie, de la nudité, des excréments, du sang, bref, du corps dans tout ce qu’il a de plus gênant, l’artiste jongle avec les tabous des sociétés puritaines. D’autant plus que lors des performances qu’il produit, Bob Flanagan joue de et sur son propre corps, devenu ainsi le lieu des interrogations fondamentales du devenir de notre société. En manipulant son corps comme une matière, l’artiste – qu’il le veuille ou non, qu’il le taise ou qu’il le revendique – se mue en acteur politique et contribue à questionner les normes, les valeurs et l’ordre qui fondent nos comportements, nos visions du monde, nos émotions. Par son corps exposé, il institue une manière radicale de déconstruire les évidences morales, les idées reçues, les perceptions spontanées de l’oeuvre d’art.

Visiting Hours (Heures de visite)

La performance la plus achevée de Bob Flanagan s’est tenue au musée de Santa Monica (Californie) en décembre 1992. Il convient d’en rendre compte brièvement afin de repérer les lignes directrices de son oeuvre. Sinon, cette dernière risquerait de paraître pour ce qu’elle n’est pas : la simple exhibition d’une activité sexuelle masochiste. Le spectacle fut créé au Musée de Santa Monica. À l’entrée, la direction du musée avait pris soin de placer un gardien qui prévenait le public de ce qui l’attendait de manière à s’assurer que les visiteurs avaient dix-huit ans et à les avertir du caractère sexuel ou violent de certaines images. Car, situé en plein centre ville, le musée était susceptible d’accueillir des badauds qui ne s’imaginaient certainement pas découvrir un espace les confrontant à ce type de performance artistique. La première chose que l’on remarquait en entrant, c’était que les murs avaient été peints de la teinte grisâtre des hôpitaux. Le texte du poème Why 4 était affiché sur la gauche et se poursuivait en spirale tout autour du dispositif. La salle d’attente d’un pédiatre était reconstituée. Une boîte s’y trouvait, qui contenait un personnage en plastique au gros ventre, duquel l’on pouvait extraire et replacer les organes. Les visiteurs pouvaient s’asseoir dans la salle d’attente, jouer avec les jouets et feuilleter des magazines pour enfants apparemment anodins, mais dont il ne restait que la couverture, le contenu ayant été remplacé par des magazines SM. Le public, d’ailleurs, prenait place et paraissait lire ces revues avec attention. Ensuite, un mur de 1 m 20 par 2 m 40 avait été dressé, constitué de 1400 cubes pour enfants. Chaque cube était recouvert d’une lettre : C, F, S ou M. CF pour les initiales de « cystic fibrosis » (la maladie génétique dont était affecté Bob Flanagan), SM pour « sadomasochisme ». Intercalés entre ces cubes alphabétiques, étaient dispersés 65 cubes recouverts d’un petit dessin (cagoule de cuir, seringue, scalpel, chaînes, stéthoscope, fouet, etc.), ainsi que trois autres recouverts des lettres B, O et B pour « Bob ». Plus loin, un mur affichait une image des poumons de Bob Flanagan prise aux rayons-X et sur laquelle ressortent les deux anneaux qu’il portait aux seins. Ailleurs, trônait une boîte de jouets sur laquelle avait été gravé un petit texte à propos du pénis de Bob Flanagan et qui indiquait de manière humoristique comment il avait dès son plus jeune âge été excité par la douleur 5. L’extérieur de la boîte était recouvert des mêmes images que celles qui figuraient dans le mur de cubes. À l’intérieur se trouvaient pêle-mêle tous ces jouets d’enfant au double sens comme des cordes à sauter, des gants de boxe, un crucifix, une figurine de Superman, etc. En d’autres endroits étaient disposés un lit de clous, ou encore une cage métallique à l’intérieur de laquelle reposaient une couverture et un oreiller d’enfant. Enfin, dans le « coin enfants » était affiché un portrait grandeur nature de Bob Flanagan en Superman. Vêtu de sa panoplie de Super-Masochiste (gants d’hôpital, masque à oxygène, pinces à seins, poids suspendus aux testicules...), il adoptait la posture de celui qui se préparait à combattre le crime, la maladie... ou la mort. Voilà pour l’environnement. Le centre de la représentation se situe derrière une porte sur laquelle figure la mention « Isolation ». Cette porte fait face au « Mur de la douleur » (Wall of Pain). Là, sur une surface de 3 m 30 sur 4 m 50 sont collées 750 photos du visage de Flanagan réagissant à des douleurs d’intensité différente (coups de fouet, chat à neuf queues) 6. On le voit ainsi grimacer, hurler, souffler, etc. Derrière ce mur est placé un chevalet de trois mètres de hauteur qui recompose le corps crucifié de l’artiste grâce à des moniteurs de télévision. Sept écrans disposés en X projettent en continu des images de son visage, sa poitrine, ses parties génitales, ses deux mains et ses deux pieds, soumis à diverses tortures, images mixées avec des extraits de films, de dessins animés ou encore du chemin de croix et de la crucifixion. La salle d’isolation reproduit une vrai chambre d’hôpital. Bob Flanagan y est étendu sur un lit où il demeure durant toute l’exposition. Le public peut donc le rencontrer, ce qui a donné lieu à de nombreux échanges. Certaines personnes s’asseyaient, comme si elles lui rendaient visite à l’hôpital et commençaient à discuter avec lui. Curieusement, cet espace devint un lieu de parole où le thème principalement abordé était celui de la maladie. Les gens venaient juste pour parler. Certains revinrent plusieurs fois. La dimension SM du spectacle passait alors au second plan et se comprenait comme une métaphore des souffrances inévitables imposées par la maladie. De temps en temps, un système de poulies commandées à distance suspendait Bob Flanagan par les pieds alors qu’il était en train de discuter. Personne (ni Bob, ni les spectateurs) ne pouvait savoir quand se ferait cette suspension ce qui ajoutait à l’ambiance mystérieuse. Après l’avoir suspendu quelques minutes, le mécanisme déposait à nouveau Bob haletant sur son lit... et le public applaudissait ! Visiting Hours condense toute la démarche de Bob Flanagan. C’est la raison pour laquelle il importait de décrire, même succinctement, le cadre de la performance. L’intégralité de l’oeuvre s’établit en effet sur le rapport indissociable entre la maladie et le SM. La vie de Flanagan parcourt les frontières du mal. L’articulation entre une douleur imposée (par la maladie) et une douleur choisie (le masochisme) organise le parti-pris artistique : « Dans mon spectacle Visiting Hours, il y a des références au SM, mais le show est presque entièrement organisé à partir de ma maladie. Les spectacles précédents portaient plus sur le SM (bien qu’ils réfèrent aussi à ma maladie), tandis que maintenant, il s’agit prioritairement de moi malade et secondairement de référer au SM. Cela reflète ma vie bien plus que n’importe quoi d’autre pour le moment. [...] Mon dernier show à New-York s’intitulait Bob Flanagan’s sick. J’ai utilisé ce titre à dessein car il pouvait être interprété de trois façons : 1) Bob Flanagan est malade dans sa tête (mentalement), 2) Bob Flanagan est malade (physiquement), et 3) Voici le spectacle de Bob Flanagan appelé “Sick”. » Ainsi, entre la maladie et le masochisme, les performances se succèdent. De l’une à l’autre s’établit une cohérence qui s’ancre à la fois dans le projet de rendre toujours plus lisible la démarche de l’artiste et dans l’évolution de la maladie. Car comme le précise Bob Flanagan, ses spectacles sont tous strictement autobiographiques. Visiting Hours marque l’achèvement de sa production et la dernière victoire sur la maladie qui l’emportera peu après. Après cette prestation, ne subsiste pour lui que le projet qui consiste à utiliser le peu de temps qui lui reste, alors qu’il se sent « plutôt pourri et complètement secoué ». Trois ans plus tard, le petit garçon malade s’est éteint dans l’adulte masochiste.

Un corps en trop 7

La bataille qui lui faisait dire : « Je suis né avec une maladie génétique de laquelle j’étais supposé mourir à deux ans, puis à dix ans, enfin à vingt ans, et ainsi de suite, mais je suis toujours là. Et, dans une bataille sans fin non seulement pour survivre mais aussi pour atténuer ma tenace maladie, j’ai appris à combattre le mal par le mal », cette bataille est terminée. Le combat a commencé très tôt contre ce corps qui produisait trop de mucosités, et dont la dégénérescence était programmée. Condamné par la mucoviscidose, Bob Flanagan a subi dès ses premiers moments de longs et douloureux traitements. La gêne respiratoire, les infections, les complications diverses l’ont amené à passer de nombreux séjours à l’hôpital, sa « maison loin de chez lui » et l’ont dépossédé de son corps. Le petit Bob souffre d’un corps trop médicalisé, trop instrumentalisé, un corps comme en dehors de lui, un corps en trop. Attaché sur un lit d’hôpital durant des heures, soumis à de longues et douloureuses séances de clapping, subissant des examens pénibles, supportant des douleurs intenses, ce petit garçon ne pouvait vivre son corps que dans la souffrance et la soumission au double et terrible pouvoir de la maladie et du corps médical. Pour lui, la masturbation devint très tôt une manière de passer le temps et de tirer du plaisir de ce corps vécu essentiellement à partir du mal qu’il lui procurait. Le petit garçon se masturbant sur un lit d’hôpital a ainsi construit une curieuse relation entre la douleur et le plaisir, entre la soumission et le désir de résister. « La dimension d’asservissement de ma situation (être prisonnier d’autres forces) était sexualisée de manière à ce que je puisse y survivre. » Assigné à résidence dans son corps malade, Bob Flanagan a appris à en jouer. « Négociant en permanence avec cette pseudovie menaçante, les défis du SM me permettent de composer avec ma maladie », soutient-il. Car là où la majorité des gens voient de la souffrance et une sexualité oppressante, il explore une des seules manières qui lui reste de rire et de jouer de son corps afin de rendre sa vie plus plaisante. Le masochisme lui permet de s’amuser et de prendre le contre-pied de son enfance durant laquelle il amusait bien malgré lui les autres enfants : « J’étais différent parce que j’étais cet enfant bizarre qui pétait tout le temps et dont les pets sentaient mauvais, cet enfant qui toussait en permanence et dont se moquaient les autres gamins. Alors je suis devenu une sorte de Superman-SM. » L’excitation que ressent Bob Flanagan à la douleur constitue la parade qu’il a su construire aux souffrances imposées par la maladie. Il a appris à tirer du plaisir d’un corps condamné à la peine de mal à perpétuité. De cette expérimentation personnelle du plaisir, il tire la substance de son oeuvre. Son corps fut tout d’abord pour lui un objet de résistance à la maladie. En l’exposant, il devient objet de résistance artistique. Pour cela, il lui fallut accepter sa différence et parvenir à un total contrôle de soi. Très tôt, Bob Flanagan s’est infligé volontairement des blessures, effectuant ainsi une sorte de retour à la souffrance initiale de l’enfance. Il prenait un plaisir tout particulier à se contraindre à l’immobilité, à se suspendre ou encore à s’obliger à faire des choses qui le répugnaient ou lui faisaient peur. C’était sa manière de conquérir la maîtrise d’un corps condamné par la maladie. Ainsi, expérimentait- il ce qu’il appelait de « petites morts » qui peuvent préparer à la grande. Après s’être percé le gland de deux épingles, il consigne par exemple dans son Fuck Journal : « Quelle impression de contrôle sur mon propre corps, et ça me fait bander. » 8 Le processus était simple. Il imaginait une situation contraignante, douloureuse ou humiliante. Il s’y préparait, de façon méticuleuse et n’avait de cesse de la vivre. Il était le maître d’oeuvre de son excitation et se régalait de la montée des sensations. De l’anticipation d’une épreuve inventée par lui, il expérimentait la délicieuse attente du plaisir à venir, les nouvelles sensations ressenties au moment de son accomplissement et la paix qui en résultait. « Ces sensations grossissaient, grossissaient jusqu’à ce que je vive ces expériences, mais une fois que j’obtenais suffisamment de sensations et que j’étais allé assez loin, j’en ressentais un soulagement immédiat ; je me sentais en paix, calme et éveillé, au point de pouvoir faire n’importe quoi. » Tant qu’il avait ce pouvoir sur son propre corps, tant qu’il pouvait agencer ses désirs de la sorte, Bob Flanagan avait l’impression que sa vie valait d’être vécue. Ce qui le bouleversait, c’était la certitude qu’il pouvait se faire absolument n’importe quoi, tout en sachant qu’il contrôlait absolument tout : le moment, le lieu, le scénario, le dénouement. Cette toute puissance assurait la revanche sur sa destinée, jusqu’à lui permettre d’envisager d’être l’artisan de sa propre mort : « J’ai toujours pensé que le jour où je serai malade au point de ne plus pouvoir vivre mon masochisme, je me pendrai par le cou et je me castrerai. » Ainsi, Bob Flanagan ordonnait-il son corps soumis au désordre de la maladie et aux aléas de son évolution. Cependant, l’aventure issue de la rencontre décisive avec Sheree Rose lui permit de fran- chir un nouveau palier dans la maîtrise tout autant que dans l’expérimentation de soi. Cette rencontre fut celle de deux désirs au-delà de la rencontre de deux êtres. Avec Sheree, il va pouvoir renforcer ce contrôle du corps grâce auquel il parvient à s’éloigner de la mort en expérimentant le plaisir de l’abandon total à quelqu’un. Pour sa part, Sheree avouait avoir été séduite par « l’idée qu’il était complètement [s]on esclave et qu’il [lui] appartenait » 9. Rejouant dans leur vie quotidienne La Vénus à la fourrure, de Leopold von Sacher-Masoch, Sheree pensait aux manières de modifier le corps de Bob pour son propre plaisir. De son côté, Bob expérimentait « ce moment d’excitation intense à la pensée d’être contrôlé par quelqu’un d’autre ». À l’instar du couple romanesque, un contrat les liait qui stipulait à l’adresse de Sheree Rose : « Tu peux me faire ce que tu veux à partir de ce moment et aller aussi loin que tu le désires, du moment que cela n’entraîne pas de dommages irréparables. » La rencontre de leurs désirs permit à Bob Flanagan de vivre durant quinze ans son « fantasme [...] d’être l’esclave à pleintemps d’une femme, nuit et jour, et de faire tout ce qu’elle disait, de n’avoir du plaisir que quand elle le dictait, nettoyer sa maison et n’être que son serviteur. » Car sa soumission ne se résumait pas à quelques moments de loisirs soigneusement ritualisés. Elle s’exprimait au quotidien, 24 heures sur 24. Bob Flanagan était aux ordres, journellement – sexuellement bien sûr, mais aussi pour toutes les tâches de la vie courante. En s’abandonnant à Sheree dans une soumission totale, Bob Flanagan accédait au parfait contrôle de soi. L’impression de remet- tre sa vie entre les mains de la personne qu’il aime assurait une nouvelle forme de maîtrise sur son destin. « J’aime m’abandonner... perdre un certain niveau de contrôle. Mais je détermine l’abandon et la personne à laquelle je me livre. Parce que je suis totalement conscient du caractère incontrôlable de ma vie : certains jours, je me réveille et je ne peux pas respirer. Il me faut alors m’adapter et faire autre chose que ce que j’avais prévu. Les gens disent toujours “Oh, le masochiste est toujours dans le contrôle”, et ils le disent de manière péjorative. Mais je ne crois pas que cela soit mauvais de vouloir contrôler sa vie. » D’autant plus qu’il s’agit pour Bob Flanagan de pouvoir choisir. Cette notion de choix est centrale dans sa démarche. Elle lui permet de se réapproprier son corps. En choisissant l’abandon à Sheree, il prend une sorte de revanche sur son corps soumis à la médecine. Voilà pourquoi sans doute, contrôle, maîtrise, volonté, conscience, sont des mots qui reviennent si régulièrement dans le propos de Bob Flanagan. Aussi, n’est-il pas possible de lire sa sexualité comme une perversion sortie d’un esprit blasé en quête d’émotions fortes. Elle constitue au contraire l’expression d’une volonté hors du commun qui lui permit sans doute de vivre bien au-delà des pronostics les plus optimistes. La soumission devient pour lui un nouvel outil pour repousser les limites et contrôler son corps : « Il est difficile de respecter les règles par soi-même ; parfois je peux m’imposer une discipline et la tenir, mais il est bien plus excitant que ce soit une autre personne qui l’impose et la contrôle. » Dans l’abandon à Sheree, Bob Flanagan réalisait le fol espoir de quitter son corps malade, d’éloigner cette insupportable part de luimême. « Je veux [...] être une partie de quelqu’un d’autre », a-t-il écrit. Volonté, encore une fois, nourrie de l’imaginaire absolu de devenir autre. La rencontre avec Sheree a donc confirmé Bob Flanagan dans son désir d’abandon à celle qui lui faisait mal pour son plus grand bien. Elle lui a aussi ouvert le monde des performances artistiques. Partenaire de sa vie sexuelle et compagne de tous les jours Sheree Rose, photographe de l’underground californien, a consigné des milliers de photos des pratiques qu’elle imposait à Bob Flanagan. Les représentations de son corps mis à mal fournissent ainsi le support à partir duquel se construiront les pièces jouées publiquement.

Vers de nouvelles limites perceptives

Encore faut-il distinguer l’épreuve masochiste à usage privé de ce qu’il en reste dans la présentation de soi mise en scène par Flanagan. Cette dernière, en effet, résulte d’une expression sciemment élaborée à l’usage d’un public dont les réactions sont intégrées dans le spectacle lui-même. La performance artistique pousse les spectateurs à expérimenter émotionnellement le spectacle d’un corps martyrisé. En revanche, le travail de Bob sur son propre corps consiste à explorer les limites de la perception procurée par l’union de la douleur et du plaisir. Regard porté sur l’autre qu’il imagine souffrant pour le public. Attention portée sur la réalité de la souffrance vécue pour Bob. Le jeu consiste pour lui à expérimenter des sensations toujours nouvelles, entraînant ainsi son corps vers de nouvelles limites perceptives. « Si vous avez les yeux bandés ou une cagoule de cuir, si l’on vous force à manger, vous altérez les sens. Vous occultez l’un des sens (une partie de votre corps) et alors le reste du corps prend le relais. Si vous êtes complètement attaché, alors votre activité cérébrale s’accélère et votre cerveau commence à travailler activement. » Dans l’intimité de leurs jeux érotiques, livré à Sheree, Bob est condamné à attendre. Les yeux bandés, la surprise d’un coup le saisit. Privé de mouvements, il se concentre sur ce qui lui permet encore de se sentir vivant. Contraint à ingurgiter de la nourriture, il teste sa capacité à tout absorber, jusqu’à ses propres excréments. Folie peut-on penser. Expérience répond Flanagan, car « tout ce que j’ai fait l’a été afin de produire une mystérieuse sensation corporelle ». C’est ainsi qu’il faut comprendre la place importante accordée à l’étranglement dans les jeux érotiques de Bob Flanagan et Sheree Rose. Cette pratique très dangereuse est celle qui permet à Bob d’explorer les limites de la perception, lui permettant de « s’évanouir à moitié et jouir en même temps ». Le jeu de l’alternance – étranglement, relâchement – le porte au plus près de la mort et le ramène à la vie : « Tout était très contrôlé et très risqué en même temps, rapporte-t-il. [...] Après tout, si elle l’avait souhaité, elle aurait pu ne pas s’arrêter. » La confiance absolue en Sheree le porte à placer littéralement sa vie entre ses mains. Et dans cette exploration des sensations produites par la privation d’air, se noue une nouvelle fois la relation à la maladie : « L’ironie est grande que je puisse jouir en étant privé d’air, car j’ai tant de mal à respirer de toute façon. L’ironie aurait été d’autant plus grande si j’en étais mort. » Les sensations subjectivement vécues s’accompagnent toujours d’une excitation sexuelle. Et celle-ci est d’autant plus grande qu’elle provient de ce travail sur les limites corporelles qu’il s’agit de repousser. La mise à l’épreuve de soi passe par la mise à l’épreuve du corps en terme de mouvements (contention, immobilisation, restriction), de douleur, de résistance, de modifications corporelles (tatouage, piercing, scarification, branding 10). Et cette mise à l’épreuve nécessite l’exploration des limites. « J’ai très peu de limites et j’aime les tester », avouait Flanagan. Et son désir d’aller toujours plus loin génère le « besoin de quelqu’un d’autre » pour le pousser à les franchir, le « besoin de s’abandonner à l’autre » pour combattre les failles de sa propre volonté. Car une fois soumis à sa dominatrice, « il n’y a pas d’endroit où aller, il n’y a aucune issue pour en sortir, vous n’avez rien d’autre à faire que de vous abandonner. Et à chaque fois que vous vous abandonnez, apparaît un sentiment flottant de liberté – si vous ne paniquez pas. » L’abandon à l’autre est à l’origine de ce sentiment flottant si intensément recherché. Il en est le principe. Mais il ne vaut que parce qu’il procure la douce et enivrante sensation de l’abandon de soi. L’état recherché (et obtenu de la sorte) est un état de bien-être absolu. Et pour Bob, l’atteinte de cette « sensation flottante de liberté » passe par la douleur. « Cela fait mal, bien sûr, confie-t-il, mais vous savez que combattre accentuera la douleur, alors je pense : “C’est ce que j’ai toujours voulu, être sous le contrôle de quelqu’un d’autre”. En définitive, j’ai ce que je veux ; si j’avais résisté je ne l’aurais pas obtenu. » Dans l’abandon, il explore le « domaine fini des sens ». Et pour parvenir à vivre de nouvelles sensations et à repousser les limites corporelles, Bob Flanagan n’a de cesse d’explorer son corps et de tester la douleur dans la moindre parcelle de sa chair.

Excursion corporelle : du pénis aux pieds

L’exploration systématique et volontaire de la douleur à laquelle il se livre débouche sur une cartographie du corps. Il l’établit à partir d’un relevé topographique précis 11 des sensations produites par les multiples tortures qu’il expérimente. La carte de ce territoire comporte ses hauts lieux, ses itinéraires de délestage, ses passages obligés, ses chemins de traverse... Au centre de la carte : le pénis de Bob, point culminant du sommet duquel deux millénaires de christianisme nous contemplent. La manipulation précoce de son sexe fut pour lui une révélation. De son corps souffrant, il pouvait tirer du plaisir. Mais ce plaisir était, on le sait, indissociablement mêlé à la douleur. Fort logiquement donc, Bob appréciait « les tortures des couilles et du sexe » à l’issue desquelles il ressentait de puissants orgasmes. En outre, le pénis constitue la partie du corps de l’homme la plus investie symboliquement. Objet central de la symbolique du pouvoir masculin, il concentre les problématiques identitaires de la virilité et incarne la domination sexuelle de l’homme sur la femme. Mais c’est avant tout comme source de plaisir que « le pénis est devenu [pour Bob] le centre de [s]a bataille contre la maladie. » Ensuite, lorsqu’il organisa sa sexualité à partir de l’exploration de ses limites face à la douleur, son sexe devint le lieu privilégié de ses expériences. Tout se résumait à savoir s’il pouvait faire ce qu’il avait envisagé. Le contrôle et l’exploration des différentes parties du corps culminaient avec la capacité de s’infliger sur le sexe des tortures déjà réalisées à d’autres endroits moins chargés affectivement ou tout simplement moins sensibles. De la sorte, Bob Flanagan explorait les zones les plus éloignées de l’imaginaire masculin qui « représente facilement le pénis séparé du corps, car l’homme vit son sexe comme un véhicule dont il doit acquérir la maîtrise. » 12 L’imposition de sa volonté sur ses craintes, la victoire du passage à l’acte sur ses hésitations, constituaient le vecteur privilégié de son excitation. Cette logique apparaît à propos de la première fois où il se perça le téton d’une aiguille : « C’était comme un test d’endurance dont le summum résidait dans la possibilité de le faire à ce moment précis : commencer à percer, ne pas se préoccuper de la douleur, et finalement sentir l’aiguille traverser le téton de part en part. » Une fois accomplie, cette blessure auto-infligée peut être reproduite. La charge émotionnelle qui en résulte varie selon le degré d’intensité de la douleur physique. Une aiguille, puis deux, puis cinq... constituent autant d’étapes à franchir pour s’assurer un contrôle toujours plus grand de soi. Mais Bob Flanagan rapporte que « ce n’est que bien des années plus tard [qu’il] eu le cran de [s]e percer le pénis. » L’exploration se poursuit. Plusieurs fois, il envisage de réaliser sur son propre sexe ce qu’il a déjà éprouvé ailleurs. Plusieurs fois, il renonce, ne trouvant pas le courage suffisant. Pourtant il sait qu’il suffit juste de le faire pour ressentir l’ivresse des sens qu’il recherche. Enfin, un jour, il parvint à se percer le gland d’un clou. Ce jour là, « le désir de ne pas le faire était dépassé par le désir de le faire. » La limite était franchie. Bob Flanagan était allé encore plus loin, passant des obstacles psychologiquement de plus en plus durs. Avant de se percer le sexe, il lui avait fallu se percer les tétons. Par une marche d’approche, il avait également hésité avant de se clouer le scrotum sur une planche : « Les deux premières fois, je n’ai pas pu le faire, mais ensuite, la satisfaction de l’avoir réalisé et de voir mon scrotum étalé comme un papillon, produit une grande excitation. » Le fait d’avoir réalisé sur son propre corps ce qui lui paraissait irréalisable oriente la vie sexuelle de Bob Flanagan. Tout ce qu’il s’inflige participe de l’auto-érotisme. Et l’on pourrait penser qu’à la manière d’un fakir, il se mortifie pour contrôler sa libido. Or il n’en est rien. Les blessures et les souffrances qu’il s’inflige ne sont jamais recherchées pour elles-mêmes. Elles ne sont pour lui qu’un moyen de ressentir un plaisir intense. Elles participent d’un rituel érotique dans lequel l’idée de ce qui va se produire – l’anticipation imaginaire de ce que Bob Flanagan a décidé de faire – génère une excitation extrême. En ce sens, Bob Flanagan est un jouisseur ainsi qu’en atteste la narration de la première fois où il osa se percer le sexe. Après une hésitation de plusieurs années et de nombreux renoncements, il parvint donc enfin à traverser son gland d’un clou réalisant ainsi ce qu’il avait décidé de faire. Un premier coup de marteau, avait fiché le clou en son sexe, le plaquant sur la planche sur laquelle il s’était appuyé. Il tenta alors d’enfoncer un peu plus le clou dans la planche. L’ayant raté, il s’infligea une vive douleur et s’écrasa le gland d’un coup de marteau. « Je ne me souviens pas de la douleur, rapporte-t-il, la peur est tout ce dont je me souviens. Ce fut trop soudain pour la douleur. Elle n’était pas importante, elle était déjà passée. Ça devait sûrement m’élancer beaucoup. [...] Je tournais en rond, avec une grosse bite rouge traversée d’un clou. Il me fallait enlever le clou. Je suis allé dans la salle de bain et avec la pince du marteau je l’ai retiré et naturellement une grande quantité de sang a giclé. J’ai couvert la baignoire de sang. [...] Finalement, le sang s’est arrêté, l’élancement également. Alors je fus très excité. J’ai tout nettoyé et j’ai commencé à avoir une érection. » Bob Flanagan se masturba et obtint un très bon orgasme. Le plaisir provient autant de la satisfaction d’avoir réalisé l’impensable que de la fierté d’avoir fait ce que peu d’hommes oseraient faire. Alors que le pénis reste le plus souvent hors-limites – y compris dans les jeux SM – Flanagan le situe au centre de ses explorations, au point de connaître tout ce qu’un pénis humain est capable d’endurer. Centrées sur le pénis, ses expériences (suspension de poids, perçage, ficelage, etc.) revêtent pour Flanagan une signification toute particulière. Car pour lui, « ces organes sont les deux centres de [s]on existence : les poumons et le pénis. C’est ce sur quoi porte “SMCF” 13 ». Et pour ceux qui l’ont côtoyé, il restera de Bob « son corps, son pénis – et son rire » 14. Le vécu sexuel de Flanagan passe par l’érotisation constante des tortures qu’il subit. Mais la figuration du pénis martyrisé et son exposition lors des diverses performances entraînent la désérotisation des représentations. « Après avoir regardé – photos après photos – Bob dévoilant son sexe sans perdre contenance, une étrange désérotisation se produit : le pénis est démystifié. Après avoir vu tant de clichés de son sexe attaché, percé, étiré par des poids [...] le pénis devient presque un tissu corporel dont l’érotisme est réservé à Bob et à Sheree, et certainement pas à notre regard. La répétition fonctionne pour neutraliser une icône connotée. » 15 La différence de nature apparaît clairement entre l’exploration que fait Flanagan de ses propres limites corporelles et ce qu’il en retient pour ses spectacles. Pour lui, tout ce qu’il expérimente prend son sens dans le plaisir qu’il en tire. Il s’agit alors d’alimenter sa sexualité. Les performances quant à elles traduisent un projet esthétique. Elles s’élaborent sur le souci d’exprimer au public une réalité à laquelle il n’accédera jamais autrement que par l’imaginaire. Elles sont l’expression symbolique d’un vécu inaccessible. La partition entre la sexualité masochiste de Bob et les représentations qu’en élabore Flanagan apparaît clairement lors des épreuves d’endurance auxquelles il se livre.

(Joel-Peter Witkin, Testicle Stretch with the Possibility of a Crushed Face, New Mexico, 1982)

Résister

Seul, puis avec Sheree Rose, Bob Flanagan recherche avant tout la confrontation à lui-même. Pour cela, il apprécie particulièrement les expériences de longues durées qui le contraignent à se retrouver seul pour affronter la souffrance issue de son corps contraint à l’abandon. « J’ai apprécié des nuits entières de bondage 16, attaché dehors dans notre cour. [...] La première demi-heure est très excitante, mais ensuite, la réalité s’impose : être très fatigué et ne pas pouvoir s’asseoir, avoir à endurer cette position debout. La meilleure période pour le faire, c’est durant l’été lorsqu’il y a des nuits froides et que le matin apporte sa tiédeur. J’aime la sensation du soleil qui se lève. Alors je pense, “Dieu, je l’ai fait ; je ne pensais pas que j’aurais pu aller au bout”. Durant la nuit, il n’y a rien que je ne puisse faire ; Sheree est au lit et je ne peux pas crier à cause des voisins qui se réveilleraient et me verraient ainsi nu. Même si je peux haïr cette situation pendant que je la vis, il n’y a littéralement rien que je ne puisse faire si ce n’est accepter le fait que je suis contraint à demeurer dans cette position. J’aime les bondages d’endurance de ce type. [...] Une fois, j’ai fais prendre les clés dans de la glace, je me suis cadenassé et je ne pouvais rien faire avant que la glace n’ait fondu quatre ou cinq heures plus tard. » Pour Bob Flanagan, ces épreuves sont de véritables « tests d’endurance ». Lors d’une de ces expériences où il fut attaché toute une nuit, il dû endurer de multiples piqûres d’araignées : « Je les sentais me piquer, mais je ne pouvais rien faire ! C’était de l’endurance véritable » de laquelle naissait « une satisfaction bizarre ». Celle-ci naît du triomphe ressenti à l’idée d’avoir supporté une épreuve inhumaine qui, dans un certain sens, n’a aucune signification. La capacité à supporter de nombreuses et longues souffrances lui apporte un bien-être comparable à celui qu’il tire de l’aptitude à s’infliger des tortures inimaginables. Cette endurance face à la douleur – une endurance recherchée qui s’établit lors de situations élaborées – s’articule bien entendu à celle dont il doit faire preuve à son insu face à la maladie. Les tests d’endurance lui imposent un état pénible à supporter mais n’entraî- nent aucune lésion organique. La maladie, en revanche, génère jour après jour des lésions irréversibles et « rester dans un lit d’hôpital est [aussi] un test d’endurance ». Résister à une douleur qui s’inscrit dans la durée est le lot quotidien de Bob Flanagan. Aussi, préfère-t-il en jouer. En entrant dans le masochisme, il est entré dans la résistance, dans tous les sens du terme. En prenant le maquis, il a choisi ses armes. Et toutes les épreuves auxquelles il participe volontairement, sous l’orchestration de Sheree, constituent autant d’embuscades tendues à l’épreu-ve ultime que lui promet la maladie. Les tests de durée, comme les expériences de traumatismes raffinés instaurent un ordre des sens et de la volonté qui tentent, jour après jour, de supplanter le désordre et l’inéluctabilité de la maladie. Mais qu’en reste-t-il lors des présentations publiques de certains morceaux choisis ?

Du style de vie aux performances artistiques

Car Bob Flanagan semble porter sur la scène publique sa vie privée dans tout ce qu’elle a de plus secret et de plus inquiétant, au point parfois de bouleverser les spectateurs non avertis. Ses performances artistiques ont la particularité de donner l’illusion de mêler vie privée et vie publique en exposant un corps nu et soumis à des rituels masochistes. Mais là encore, Bob Flanagan travaille sur les limites. En représentation, il joue le rôle du masochiste afin de produire une réaction émotionnelle sur le public. Le plus souvent, d’ailleurs, il rejoue des partitions qui ont avant tout été écrites et créées pour lui dans le secret de l’alcôve, de la cave ou du jardin. La mise en scène de certaines de ces pièces n’a pourtant pas pour fonction de communiquer son vécu singulier à un public plus large. Dans ses exhibitions initiales, Bob Flanagan a recherché une nouvelle manière d’explorer ce sentiment flottant de liberté. Elles s’inscrivaient dans son style de vie. Et la présence d’autrui ne valait que parce qu’elle contribuait à la recherche du plaisir. Dans ses dernières performances, il fait oeuvre artistique en montrant une réalité telle qu’elle n’avait jamais été présentée auparavant. Il imagine de nouvelles images, crée un environnement, génère de l’émotion, en modelant et en figurant son propre corps souffrant. Ce passage n’a pas été le résultat d’une décision délibérée mais plutôt d’un parcours personnel dans le masochisme qui aboutit aux performances scéniques. Il avoue d’ailleurs ne jamais avoir planifier une telle carrière artistique. « Je suis entré dans l’art par la porte de service », plaisante-t-il. Car dans les premiers moments de sa vie masochiste, Bob Flanagan gardait le secret sur ses pratiques. De même, lorsqu’il initia sa relation de soumission à Sheree Rose, celle-ci se sentait isolée, persuadée qu’ils étaient les seuls à « faire ces trucs ». Le contexte de l’époque est celui du tout début des mouvements de revendication concernant les sexualités alternatives. Le mouvement gay et lesbien, qui fut le premier aux États- Unis à militer pour la reconnaissance et l’acceptation d’une sexualité différente, date d’une dizaine d’années. Les pratiques SM ne s’affichent pas en dehors des sex-shops et des salons de prostitution. Et c’est la socialisation de leur sexualité – à travers la création ou la fréquentation de clubs masochistes, de boîtes de nuit, l’évolution dans le milieu underground californien – qui va progressivement le mener de l’exhibitionnisme à la performance, faisant de Bob Flanagan non seulement un artisan de la visibilité du masochisme mais aussi l’artiste alternatif dont il est aujourd’hui question. Au départ donc, l’exhibition lui apparaît comme un itinéraire original dans l’exploration des plaisirs. Elle accompagne les pratiques masochistes de nouveaux frissons. Le regard d’autrui porté sur son corps meurtri génère la honte qui elle-même produit une éruption émotionnelle. Cette honte est constitutive du masochisme. Comme le note Bob, « le masochiste a l’humiliation rivée au corps ». Mais elle apparaît plus particulièrement lorsque des actes de soumission sont imposés devant des amis, c’est-à-dire devant ces « autres significatifs » dont parlent Peter Berger et Thomas Luckmann 17. Face à ces derniers, la honte provient autant de l’exposition d’un corps soumis, que du renoncement à sa propre volonté pour épouser celle du dominant. Elle naît de la révélation à des gens qui comptent d’une pratique totalement intime qui fait de soi un être à part. Pourtant, Bob Flanagan note qu’il est « toujours sympa de montrer aux gens les choses que vous avez faites. [...] Il n’y a aucun frisson lorsque je me cloue le scrotum sur une planche quand je suis seul, mais le faire sur commande devant un public, – c’est toujours une sensation extra. » L’expérimentation du regard d’autrui s’inscrit dans le recul des limites et participe au contrôle de soi. Mais l’exhibition, devant des proches ou face à un public anonyme, ne permet pas encore d’accéder à la performance artistique. Un changement de nature s’opère. À propos de One Hundred Reasons, Bob Flanagan reconnaît que « ce fut difficile. Car lorsque je réalise une performance, je la prépare. Cette fois, j’ai dû immédiatement être dans l’ambiance. » Ce « show » fut réalisé lors d’une soirée organisée à son initiative pour l’anniversaire de Sheree. Elle regroupait une soixantaine de leurs amis qui, durant la soirée lurent de petites pièces écrites à leur intention. L’un d’entre eux (Mike Kelley) déclama un texte intitulé One Hundred Reasons qui était en fait une énumération humoristique de différentes manières d’administrer des fessées. Ce que Bob ne savait pas, c’est que Mike Kelley avait convenu avec Sheree qu’il participerait à la lecture. Alors qu’il était assis tranquillement à attendre que débute la lecture, Mike Kelley lui demanda de venir sur scène. Sheree s’approcha également. Et devant tous leurs amis, elle le força à baisser son pantalon, le fit mettre à genoux et, à chaque élément de la liste, elle le fessait. Au bout du compte, cent claques lui furent administrées. À l’issue de cette improvisation, une vidéo puis un ouvrage furent produits montrant le cul de Flanagan se colorant progressivement sous l’effet des meurtrissures. Aux cent coups correspondent cent culs d’une carnation s’étirant progressivement du rose pâle au bleu. L’improvisation et la surprise de la soirée anniversaire ont alors été supprimées afin d’en reproduire les images. De l’émotion, il ne reste rien, si ce n’est la compilation des marques laissées sur les fesses de Flanagan lors d’une séance ultérieure jouée dans le seul but de les fixer sur la pellicule. Car, la réalisation d’un film ou d’un livre donne lieu à une anticipation et à une préparation méthodiques. C’est également le cas des performances qui se construisent sur le mode de la répétition de ce qui a déjà été testé et éprouvé par Bob. En ce sens, il pourrait s’agir de la version publique de rites érotiques privés. Or, contrairement à de nombreux acteurs du monde SM, Bob Flanagan avoue n’avoir « jamais eu de “scène type” » dans sa sexualité, toujours orientée par la recherche de nouveautés et le dépassement des limites (toujours plus : plus loin, plus surprenant, plus nouveau, toujours autre chose...). En revanche, la performance artistique est basée sur la répétition de ce qui est devenu une routine pour Bob Flanagan (mais pas pour le public). Pour lui en effet, se clouer le scrotum « c’est plutôt facile à faire, mais très dur à regarder. Je prends mon pied à le faire en public parce que l’audience – et les hommes particulièrement – ne savent plus où se mettre. Ça les rend fous. » La distinction est évidente entre le fait de voir, celui d’expérimenter et de montrer ce qui a été expérimenté par ailleurs. Face à un public, Bob Flanagan choisit donc ce qu’il présente. Il organise l’ambiance, crée une situation. Il lui faut donc maîtriser les réactions de son propre corps mais également ordonner l’environnement. Donné en spectacle, il se trouve dans une nouvelle situation de contrainte encore plus exigeante du point de vue de contrôle de soi. Il avoue d’ailleurs : « Chez moi, il peut m’arriver de paniquer (si je suis seul) mais certainement pas face à une audience, parce qu’il y a trop de risque à paniquer face » au public. En outre, devant des spectateurs, Flanagan ne peut pas reculer. Abandonné à Sheree, il n’a rien d’autre à faire que s’abandonner. En jouant l’abandon en public, il doit en outre contrôler les effets qu’il produit sur l’auditoire. Il s’évertue donc à composer avec sa volonté de ne pas bluffer (tout ce qu’il fait est réel) et l’attitude qu’il adopte afin de limiter le voyeurisme. C’est pour cela qu’il accompagne ses prestations de plaisanteries, de la lecture de poèmes ou de textes. Ainsi, il rend supportable au regard d’autrui l’insupportable. En plaisantant, et en gardant le sourire, il prend le contre-pied de ce que ressentent les spectateurs pour qui ce qu’il endure paraît horrible. Façon de détendre l’atmosphère. Mais c’est aussi une façon d’amener le public à sortir du simple voyeurisme et à s’interroger sur la signification de ce qu’il voit. Ce détachement affiché par Bob Flanagan lui permet de contrôler ses réactions émotionnelles et de résister aux épreuves les plus pénibles. La présence du public le pousse à ne pas renoncer. Car enfin, les performances étant basées sur sa réputation, il devait « être à la hauteur de cette réputation ». Malgré la rupture qui s’opère entre ses jeux privés et leur théâtralisation publique, Bob Flanagan tire toutefois de ses représentations de nouvelles satisfactions. Il prend un malin plaisir à exprimer son courage – non plus pour lui seul, mais face à des spectateurs qui perçoivent avant tout le caractère incroyable des blessures qu’il s’inflige. « J’éprouve une certaine fierté dans le fait de pouvoir exprimer mes fantasmes [de] montrer jusqu’où je peux aller », reconnaîtil. Il se rappelle notamment avoir entendu une fois dans le public : « Ouais, il a plus de couilles que je n’en ai. Voilà où est le courage, commente-t-il – exactement, j’ai plus de couilles que toi. » 18 D’ailleurs, ses premières performances ont été conçues de manière à valoriser le caractère extraordinaire de ses prestations. Ainsi, Nailed (cloué) a été organisé comme « une attraction de cirque présentant des manipulations érotiques du corps... » de manière à montrer ce qu’il était possible de faire à (ou avec) son corps.

Stigmates

Les performances exposent les signes d’un vécu, les preuves de l’authenticité de Flanagan. Les photos qui en sont prises – et qui servent à alimenter les spectacles suivants – contribuent à stigmatiser son corps et à attester de sa totale soumission à Sheree. Encore une fois, il s’agit du prolongement du plaisir intime que prend Bob à conserver les traces de ces exploits et à prouver son appartenance à Sheree. Les stigmates qui marquent son corps sont donc eux aussi le résultat de son parcours masochiste. Ils attestent des étapes qu’il a franchies au fur et à mesure des années durant lesquelles il a parcouru le territoire du sadomasochisme. Dans le Fuck Journal, on relève par exemple : « Je veux un signe pour montrer à ma maîtresse que je suis sincère ; je vais me percer le pénis à nouveau et y laisser l’épingle afin qu’elle le voit. » L’idée initiale consiste à montrer par tous les moyens cette sincérité dans la soumission à Sheree. Les expériences personnelles de piercing par exemple vont se transformer. D’un usage purement personnel – visant à se prouver la capacité à se percer différentes parties du corps –, elles deviennent un moyen d’exposer durablement les symboles de sa sexualité. Les anneaux portés aux seins, au sexe, etc., affichent la valorisation des parties érogènes du corps. Dans cette logique, Bob Flanagan va expérimenter tous les moyens de marquer son corps, afin de rendre visible son état de dominé. Pour lui, « toutes les marques permettant de signifier l’appartenance sont excitantes ». D’abord, les stigmates des coups reçus permettent de conserver sur la peau les souvenirs d’une épreuve. Et c’est un plaisir pour Bob de porter « de nombreuses marques et des bleus pour pouvoir les regarder plus tard ». Une expérience particulièrement pénible lui laissa ainsi pendant des mois sur tout Les performances exposent les signes d’un vécu, les preuves de l’authenticité de Flanagan. Les photos qui en sont prises – et qui servent à alimenter les spectacles suivants – contribuent à stigmatiser son corps et à attester de sa totale soumission à Sheree. Encore une fois, il s’agit du prolongement du plaisir intime que prend Bob à conserver les traces de ces exploits et à prouver son appartenance à Sheree. Les stigmates qui marquent son corps sont donc eux aussi le résultat de son parcours masochiste. Ils attestent des étapes qu’il a franchies au fur et à mesure des années durant lesquelles il a parcouru le territoire du sadomasochisme. Dans le Fuck Journal, on relève par exemple : « Je veux un signe pour montrer à ma maîtresse que je suis sincère ; je vais me percer le pénis à nouveau et y laisser l’épingle afin qu’elle le voit. » L’idée initiale consiste à montrer par tous les moyens cette sincérité dans la soumission à Sheree. Les expériences personnelles de piercing par exemple vont se transformer. D’un usage purement personnel – visant à se prouver la capacité à se percer différentes parties du corps –, elles deviennent un moyen d’exposer durablement les symboles de sa sexualité. Les anneaux portés aux seins, au sexe, etc., affichent la valorisation des parties érogènes du corps. Dans cette logique, Bob Flanagan va expérimenter tous les moyens de marquer son corps, afin de rendre visible son état de dominé. Pour lui, « toutes les marques permettant de signifier l’appartenance sont excitantes ». D’abord, les stigmates des coups reçus permettent de conserver sur la peau les souvenirs d’une épreuve. Et c’est un plaisir pour Bob de porter « de nombreuses marques et des bleus pour pouvoir les regarder plus tard ». Une expérience particulièrement pénible lui laissa ainsi pendant des mois sur tout

L'exposition du corps comme affirmation identitaire

Toutes ses performances expriment en effet sa personnalité la plus profonde, la plus intime. Et son parcours artistique peut se comprendre à la fois comme une affirmation identitaire et l’expression de sa différence. « J’ai toujours été différent, constate-t-il. Différent à cause de ma maladie, différent en tant qu’artiste, différent parce que je savais combien j’étais différent. » En présentant son corps marqué, il affirme ce qu’il est et montre qu’il s’accepte : « Me voici, nous dit-il, et il n’y a rien de mal dans ce que je fais ». Ayant à composer avec sa « différence », Bob dû choisir entre s’accepter pour celui qu’il est ou laisser autrui le caractériser. Toujours près de la mort, il choisit de s’accepter et d’affirmer : « Je suis tel que je suis. Je ne suis affolé par aucun aspect de ce qui est en moi. Je ne fais qu’explorer et je veux explorer toutes les dimensions de ma personnalité et en ressentir toutes les sensations. » En affichant son masochisme, Bob Flanagan impose l’image qu’il a construite sur celle qui lui a été attribuée dès son enfance. Je suis malade, mais je ne suis pas que cela, affirme-t-il en fait. L’image du super-masochiste rentre en totale rupture avec celle de l’enfant malade souffrant d’une maladie génétique. Elle lui permet de combattre la représentation médiatique qui lui a collé à la peau durant toute son enfance : celle de ces petits êtres démunis face à l’issue inexorable de la mucoviscidose ; celle qui tend à afficher le moment où la mort l’emporte afin de susciter la pitié et de soutirer au public attendri de l’argent pour la recherche.

Les règles SM contre la loi du corps

Bob Flanagan a décidé d’agir à sa façon contre la maladie. Et même s’il se moquait de « toutes ces règles idiotes » qu’il s’inventait, elles reflétaient celles qu’il n’avait pas le choix de ne pas suivre. « Je ne peux pas respirer ni faire tout un tas de chose à cause de ce corps qui m’a été donné. Alors ce que je fais n’est que l’image en miroir de ces restrictions... qui les rend plus marrantes. » Plutôt que d’accepter passivement l’inéluctable, il explore le SM pour que son corps exulte. Et les règles qu’il invente ne sont pas des « entraves psychopathologiques » à son épanouissement, comme peut le laisser entendre un pseudo-spécialiste réactionnaire de la sexualité 19. Tout au contraire. Alors que dans la société la plupart des gens suivent des règles qui leur sont imposées, Bob Flanagan choisit de suivre celles qui le satisfont. Son approche du SM fait de lui un militant de l’exercice consensuel de la jouissance. Il use de son corps pour vivre une sexualité taboue. Mais le SM est chez lui une manière de considérer la jouissance de l’autre comme constitutive de la jouissance propre de chacun. La réflexion qu’il a menée sur la règle et sur la domination engendre une théorie du plaisir au centre de laquelle se situe la rencontre de deux volontés, l’harmonie de deux désirs. En ce sens, la jouissance se situe dans le souci d’autrui que préconise Michel Onfray dans sa philosophie hédoniste. Dans la relation SM qu’il revendique, le dominant ne peut pas être excité si le dominé ne prend pas plaisir à subir ce qui lui est imposé. Cette relation – vécue et pas seulement fantasmée – suppose un accord entre les partenaires et une écoute de tous les instants. Pour lui, le SM n’est pas non plus une expérience supérieure. Et en ce sens, il ne cherche pas à l’imposer sur d’autres sexualités possibles. Il s’agit tout simplement d’une sexualité différente dans le plaisir qu’elle procure et dans les symboliques qu’elle véhicule et qui, en conséquence, doit pouvoir être expérimentée par ceux qui le désirent. La communauté SM décrite par Bob s’établit en effet sur la règle du consentement. Ses pratiquants interagissent en toute conscience, et à partir de la volonté de partenaires adultes.

Expression artistique et politique du corps

Son travail a donc une portée politique dans la mesure où il met en cause une « vision du monde relativement naturelle » 20. L’oeuvre de Flanagan nous intéresse parce qu’elle questionne les fondements corporels de notre société et interroge la construction sociale de la corporéité. En érigeant le sadomasochisme en style de vie, il produit une mise en question des pratiques et des significations légitimes concernant la sexualité mais aussi la mise en scène publique du corps. Parmi les artistes s’exprimant lors de performances, il est de ceux qui figurent le mieux un corps anormal, différent, suscitant gêne, inquiétude, répulsion, voire colère... La réception de son oeuvre ne peut laisser indifférent car elle rend visible des pratiques habituellement reléguées dans la sphère de l’intime et qui sont le plus souvent marquées du secret ou de la honte. L’art de Flanagan est un exercice subtil de subversion, même s’il reconnaît que s’il avait la mentalité hippie dans les années 60, il était totalement apolitique à une époque où la jeunesse américaine se rebellait contre la Guerre du Vietnam. De même son discours ne se résume pas à un discours politique. Mais la mise en jeu du corps qui organise son travail sape les pouvoirs dominants sur lesquels s’érige notre société et qui tentent de définir une bonne fois pour toutes le beau, le sain, le normal... en matière de morale, de nudité, de sexualité, mais aussi d’esthétique. La composition que réalise Bob Flanagan entre sa vie personnelle, son parcours artistique et sa sexualité nous offre la vision d’une société plus tolérante, plus responsable et plus consciente ; une société dans laquelle la créativité n’est plus entravée par la censure, la répression sexiste et le déni de son propre passé. Les représentations de l’étrangeté et du mystère du corps combattent les classifications pathologiques des sexualités sadomasochistes jugées dangereuses, amorales, ou perverses. La mise en spectacle du masochisme assure au corps exposé une fonction politique par le questionnement des symboliques les plus stables de nos sociétés. « Ce qu’ont en commun la maladie et le masochisme c’est qu’ils constituent deux sujets dont la vision effraie les gens » et qui tendent à être occultés, déniés ou évités. Or, Bob Flanagan force à les accepter comme des dimensions constitutives de notre société. Non pas en construisant l’opposition entre le bien et le mal mais en associant en permanence la vision d’un corps à la fois malade et volontairement supplicié, un corps condamné à la douleur et jouissant dans la douleur, un corps qui échappe au sujet et dans lequel il se retrouve. Par ailleurs, il renverse l’ordre de la domination entre les sexes. Il vilipende l’hypocrisie masculine qui conduit les hommes à la messe du dimanche après être rentrés ivres la veille et avoir abusé voire frappé leurs femmes, à l’image de ces « bons pères de famille » dont son enfance était peuplée. C’est la raison pour laquelle il a du mal à « voir des hommes dominer des femmes, parce que cela se situe dans un modèle familier qui organise la société ». En rencontrant Sheree, Bob Flanagan lui offrait sur ce point la possibilité d’explorer « une relation totalement différente entre un homme et une femme à laquelle elle n’avait jamais rêvé auparavant », elle qui sortait d’un mariage dans lequel son mari s’autorisait ce qu’il lui interdisait. Avec l’idée de la chasteté masculine contrôlée par Sheree, ils ont vécu concrètement le renversement des pouvoirs historiquement établis sur le contrôle de la sexualité féminine par les hommes. Sheree « aimait l’idée d’avoir tout contrôle sur mon sexe – pas seulement pour des rapports mais aussi pour la masturbation. Elle voulait être totalement maîtresse de la situation. » D’où le piercing pour cadenasser le sexe masculin et lui interdire l’érection. Ce renversement des pouvoirs sur le sexe est sans doute une des raisons qui ont contribué à rendre son oeuvre si pénible. L’idéal de masculinité disparaît dans cette soumission totale d’un homme à une femme. Il en est de même des références quasi permanentes au corps du Christ, mythe fondateur de la chrétienté. La symbolique de la mortification et les valeurs historiquement attribuées dans nos sociétés au renoncement de soi, à l’ascèse, à la repentance et à la contrition sont détournées de leur usage religieux au point de caractériser son oeuvre comme « diabolique ».

Le corps du christ et le corps du sexe

Pour Bob Flanagan, « sexe et douleur ne sont qu’une seule et même chose ». Mais chez lui, le mal se met au service du bien. La douleur n’est pas là pour punir le sexe, mais pour le servir. Issu lui-même d’une famille pratiquante, il est tout à fait lucide sur l’emprise des évangiles sur l’incorporation des valeurs de la privation et de la mortification consciemment recherchées. Il reconnaît notamment l’influence du Carême catholique qui impose des privations durant quarante jours et quarante nuits. Il se souvient du contrôle de soi que cela impliquait lorsqu’il était enfant. Plus tard, il se fixera des défis du même ordre. Non pas pour rendre grâce à Dieu mais pour exciter sa volupté. Il fut par exemple contraint à « ne manger que des flocons d’avoine durant plusieurs semaines parce que Sheree l’avait décidé » et avoue avoir aimé le challenge. Partout, au restaurant, devant des amis SM ou des amis « sexuellement corrects », il se tint à ce régime, qui était parfois gênant – mais chez lui, la où il y a de la gêne le plaisir n’est pas loin. « C’était comme une sorte de dysfonctionnement alimentaire anorexique : l’avoinomanie », ironise-t-il. Mais tout au long de cette épreuve fonctionnait en arrière-plan la symbolique du Carême. À la différence de ce qu’il subissait enfant sous l’autorité de ses parents, il est l’artisan de cette privation qu’il peut faire cesser à tout moment. L’ironie et l’humour questionnent les grands thèmes de la religion catholique que sont la souffrance, le sacrifice et la douleur. Par là, il balaie les souvenirs d’enfance qui lui restent des cruels moments passés à l’église, où il restait « des heures à genoux, endurant l’horrible torture d’avoir à être là. » Bob Flanagan, ne fait que rappeler en fait que – tout comme la maladie – la religion est un très bon outil apprenant aux gens l’acceptation de leur état, la soumission et la résignation. Mais lorsqu’il se fait flageller, ce n’est pas en pénitent ; quand il se prive de nourriture, ce n’est pas en anachorète ; quand il se mortifie, ce n’est pas en ascète ; quand il éprouve le dénuement et la dureté du sol, ce n’est certainement pas en cénobite. Et les références à la religion dans ces spectacles démontrent finalement que « le catholicisme est très efficace pour produire de jeunes masochistes ».

Réception de l’œuvre

Ce sont elles, d’ailleurs, qui ont suscité les réactions les plus agressives à l’égard de ses créations. Que Bob Flanagan se montre nu, qu’il se perce le sexe et se cloue le scrotum, passe encore. Mais qu’il se fasse tatouer une couronne d’épines qui ceinture son sexe du pubis à l’anus, ou qu’il entrecoupe les images de son propre corps torturé avec des projections de Jésus cloué à la croix, alors, se déchaînent les ligues de vertus de l’Amérique puritaine. Les réactions d’agressivité et d’intolérance rencontrées lors de ses spectacles s’accompagnent pratiquement toujours d’accusations de blasphème ou de diabolisme. Certains mêmes s’effondrent, et, en proie à une profonde et sincère tristesse, prient pour son âme. Sur ce point, et bien que ce ne soit pas un effet recherché, l’oeuvre de Bob Flanagan touche la société américaine en son côté aveugle. Il met le doigt sur un point douloureux des symboliques collectives. Et ce doigt, il le maintient. Là où ça fait mal. Ces réactions lors des performances ne sont jamais prévues, jamais prévisibles. C’est pour cela qu’elles ont d’autant plus d’intérêt car elles traduisent le résultat de la rencontre concrète entre un artiste et son public. Elles sont le produit d’un faisceau d’intersubjectivités et les réactions suscitées par le spectacle sont d’autant plus sincères qu’elles sont spontanées. Et c’est en ce sens qu’elles sont révélatrices des résistances d’une société à une symbolique qui sape les fondements de ses certitudes. Car « aucune autre forme de relation sociale ne peut reproduire la plénitude des symptômes de subjectivité présente dans la situation de face-à-face. Seule cette dernière garantit la proximité réelle de la subjectivité de l’autre. [...] Dans la situation de face-à-face, l’autre est tout à fait réel. » 21 Et ce qui est curieux dans cette rencontre, c’est que l’agressivité s’accompagne du voyeurisme, la censure de l’oeuvre de la commande de cette oeuvre. Bob Flanagan n’a jamais proposé de spectacles. Ils lui ont toujours été demandés. Il a été invité lors d’émissions télévisées avant de finalement refuser d’y participer. Car il s’agissait toujours de retenir ce qu’il présentait de plus obscène, de conserver de son travail les images les plus choquantes, et donc de provoquer l’indignation plutôt que de susciter la tolérance. Dans le jeu pipé des débats télévisés, Bob Flanagan devenait l’otage d’un ordre moral que sa présence avait pour fonction de renforcer. Or, « loin d’être une curiosité s’adonnant à d’inquiétantes pratiques sexuelles, Bob posait des questions universelles sur la culpabilité, notre rapport au corps et notre sexualité. » 22 En plaçant au premier plan les rapports conflictuels et irrésolus entre le Sexe et le Corps, en focalisant ses spectacles sur la maladie et le masochisme dont le point commun est qu’ils constituent deux sujets dont la vision effraie les gens, Bob Flanagan a ainsi acquis un pouvoir : celui de créer pour les autres une réalité jusqu’alors invisible. Cette visibilité nouvelle suscite de l’émotion parce qu’elle touche chacun de nous dans le tréfonds de ses rapports à la douleur, à la maladie et à la mort. L’émotion peut même être si forte que les spectateurs pouvaient lors des performances littéralement craquer (colère, insultes, pleurs, crise de nerfs). Pratiquement à chaque performance des personnes perdent connaissance, ne pouvant supporter la vue de ce que s’inflige Bob Flanagan. L’expérience vécue par le public est d’autant plus forte qu’elle se joue dans le registre de l’imaginaire. Et ce que Bob Flanagan lui renvoie, c’est l’angoisse fondamentale de chacun vis-à-vis de la mort, avec son cortège de fantasmes et de croyances. Au franchissement de la quarantaine, Bob Flanagan est de plus en plus affaibli. Il ne peut plus s’adonner à ses pratiques masochistes. Les traitements sont lourds et il n’a plus la force de faire ce qu’il désire. Visiting Hours semble lui laisser la satisfaction d’avoir exprimé tout ce qu’il désirait. La maladie gagne du terrain. Elle est au bout du compte sa partenaire la plus fidèle et la plus perverse, et le porte vers le Grand abandon. Il ne lui en tient pas rigueur et finalement lui rend hommage : « Je ne sais pas ce que j’aurais pu être sans la mucoviscidose, mais je suis fier de l’avoir et de l’avoir utilisée à mon avantage. Qu’aurais-je pu faire d’autre, jouer au base-ball ? »

Philippe Liotard

« Mon histoire est l'histoire douce-amère d'un petit garçon malade qui a trouvé le réconfort dans son pénis à un moment où tout le reste conspirait pour lui faire casser sa pipe, ou, en dernière instance, pour accorder à sa misérable et courte vie plus que sa part de douleur, d'inconfort et d'humiliation. Le pénis semblait être florissant de santé, quelle que soit la merde à laquelle était sujet le reste du corps. Et il se dressait à l'occasion de chaque attaque, l'absorbant comme une éponge, ou, pour le dire autrement, mon corps flasque était imbu de lui-même, tandis que ma stupide bite dansait sous les projecteurs de la maladie et de la souffrance. Ce premier coup sur le cul appliqué par les mains habiles de l'accoucheur n'a pas seulement permis à mes poumons malades de crachoter à la vie, mais il a aussi produit une onde de choc à travers mes sphincters, jusquà mon minuscule rectum, et droit dans la hampe de mon pénis tout neuf et luisant, qui depuis lors a gardé dans sa tête cette folle idée que la douleur et le sexe étaient une seule et même chose. »

(Texte figurant sur le couvercle de la boîte de jouets de Visiting Hours)

1 – Toutes les citations de Bob Flanagan sont extraites de l’une des six interviews rassemblées dans « Bob Flanagan, Supermasochist », RE/Search,(« People series : Volume 1 »), San Francisco, 1993. Dans ces entretiens approfondis, Bob Flanagan s’exprime sans détourssur les fondements de son oeuvre.

2 – Nabokov, Lolita, Paris,Gallimard, 1977, (traduction française 1959 de E.H. Kahane). Humbert Humbert est le narrateur du roman qui nous rend compte de sa passion pour la petite Lolita. Contre les normes et les tabous sociaux, il est allé au bout de son désir, ce qui fait de lui un monstre qu’on appelle « pédophile ».

3 – Leopold von Sacher–Masoch, La Vénus à la fourrure, [1870], Paris, Pocket, 1985. Dans le roman, Séverin devient – par amour – l’esclave de Wanda. Dans de nombreux contes, récits et romans Sacher–Masoch décrit des fantasmes masochistes. Son nom sera utilisé pour inventer – à la fin du XIXème siècle – le terme « masochisme » afin de caractériser ce registre des plaisirs sexuels.

4 – Voir l’intégralité de ce texte, dans ce numéro, pages suivantes.

5 – Une traduction de ce texte est présentée en encart à la fin de cet article.

6 – Ces photos ont été prises par Sheree Rose tout au long des huit années précédant l’exhibition. Sheree Rose, photographe de l’underground californien, devient la compagne de Bob Flanagan en 1980. Immédiatement s’établit entre eux une totale complicité grâce à laquelle il pourra vivre son désir de soumission. Dès les premiers moments de leur rencontre, elle devient sa maîtresse dans tous les sens du terme.

7 – Cet intertitre est emprunté au beau roman de Marie-Victoire Rouiller, Un Corps en trop, Aix-en-Provence, Alinea, 1988.

8 – Bob Flanagan, Fuck Journal, Hanuman Books, 1987.

9 – Sheree Rose, in RE/Search, (« Modern primitives. Tattoo, piercing, scarification : an investigation of Contemporary Adornement & Ritual »), San Francisco, 1989, p. 109.

10 – Le branding consiste à marquer la peau au fer rouge.

11 – Cette topographie se formalise lors de Bob Flanagan’s sick ou de Visiting Hours par sept moniteurs vidéo qui représentent les parties du corps de Bob Flanagan.

12 – Didier Dumas, La Sexualité masculine, Paris, Albin Michel, 1990, p. 61.

13 – Pour mémoire, ces initiales signifient sado–masochisme, cystic–fibrosis (mucoviscidose).

14 – Andrea Juno et V.Vale, « Introduction », in « Bob Flanagan : Supermasochist », RE/Search, op. cit., p.7.

15 – Ibidem.

16 – Le bondage consiste à lier à l’aide de cordes ou de ficelles le corps d’un individu de manière à le priver de mouvements et à le contraindre à conserver une position.

17 – Peter Berger et Thomas Luckman, La Construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989.

18 – Comme le signale Didier Dumas : « C’est d’avoir, comme on dit, “des couilles au cul” qui signale au garçon la destinée propre à son sexe », op. cit., p. 80.

19 – C’est dans cette rubrique qu’est classé le sadomasochisme par Gérard Zwang, qui justifie ses travaux par les connaissances « les plus récentes de la sexologie » et se présente comme un « scientifique ». Ce médecin n’a de cesse dans ses différents ouvrages de discréditer les formes de sexualité « anormales » afin d’améliorer « la vie terrestre des hommes et des femmes normaux » et de construire pour les pays civilisés « un ordre un peu plus logique, un peu plus raisonnable ». Ces formules ne sont qu’une illustration des jugements de valeur sur lesquels il élabore son discours pseudo–scientifique qui, aujourd’hui encore, lui permet de diffuser son idéologie sexiste. La Fonction érotique, (Tome 2 : « Les entraves à l’épanouissement »), Paris, Robert Laffont, 1972.

20 – relativnatürliche Weltanschauung, Max Scheler, Die Wissenformen und die Gesellschaft, Bern, Francke, 1960.

21 – Peter Berger et Thomas Luckman, op. cit., p. 44–45.

22 – Andrea Juno et V.Vale, op. cit., p. 6.

Ecrit par post-Ô-porno, le Mardi 22 Novembre 2005, 18:26 dans la rubrique "Textes ".
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