Amitié platonique: un phénomène récent
Elizabeth Cady Stanton et Susan B. Anthony
Librairie du Congrès Américain via Wikimedia Commons -> Une info lue sur:
slate.frL'amitié mixte n'existe que depuis le XXe siècle, considérée auparavant comme impossible non pas à cause des pulsions masculines, mais des insuffisances féminines.
L'idée que le sexe est le principal obstacle à une relation platonique est si intériorisée qu'elle nous semble venir de temps immémoriaux. Il n'est qu'à voir aujourd'hui les réactions des lecteurs de la rubrique «Dear Prudence» ou les films hollywoodiens. C'est pour cette raison que je ne voulais pas dormir sur le lit de camp de Jeff et que je préférais rentrer chez moi en bus.
Le «problème du sexe» serait un «problème masculin»: si les femmes peuvent réprimer leur éros, les hommes en seraient incapables. C'est du moins le fondement d'une pseudo-théorie dont m'ont fait part plusieurs de mes lecteurs, appelée la «théorie de l'échelle», qui associe à chaque homme une échelle du désir pour les femmes de son entourage, le plus haut échelon étant réservé à celles qu'il souhaiterait ardemment mettre dans son lit, et le plus bas, à celles qu'il daignerait à peine effleurer, et encore, à condition d'être totalement ivre.
Ce cliché va de pair avec l'affirmation largement répandue selon laquelle la «zone de convoitise sexuelle» du cerveau masculin est 2,5 fois supérieure à celle du cerveau féminin, sans parler de la testostérone, qui plongerait les hommes dans une espèce de transe chimique devant la moindre paire de seins. Comment l'humain mâle, cette bête dont l'esprit s'évapore en gaz pornographique dès qu'une femme entre dans son champ de vision, pourrait-il donc être ami avec une humaine femelle?
Insuffisances féminines
Autrefois, ce «problème du sexe» soi-disant insoluble n'en était pas un. Avant l'avènement du féminisme, avant l'ouverture du monde du travail suite à deux guerres mondiales, et avant la métamorphose de l'enseignement supérieur, l'amitié platonique était considérée comme impossible non pas à cause des pulsions masculines, mais des insuffisances féminines. On ne pensait pas qu'un homme et une femme discutant ensemble risquaient d'être troublés à l'idée d'un contact physique, mais qu'ils n'avaient tout simplement rien à se dire.
Aristote, qui consacre une grande partie à l'amitié dans Éthique à Nicomaque, exclut pratiquement les femmes de ses réflexions. S'il admet que l'amitié est possible entre mari et femme, il précise néanmoins que le mariage repose sur une relation inégalitaire et de ce fait imparfaite, comparable au lien qui unit un maître et sa servante. Les penseurs occidentaux qui se sont penchés sur le sujet au cours des siècles suivants ont abondé dans ce sens.
Dans De Amicitia, Cicéron avance que l'amitié n'est possible «qu'entre hommes de bien», impliquant par là-même que les femmes ne peuvent y prétendre. Enfin, Montaigne écrira au 16e siècle dans «De l'Amitié» [in Les Essais]: «À dire vrai, la capacité ordinaire des femmes n'est pas de nature à répondre à ces rapports et à cette intimité, nourrice de cette sainte liaison, et leur âme ne semble pas assez ferme pour supporter l'étreinte d'un nœud aussi serré et aussi durable».
De rares contre-exemples
La pensée de Montaigne reflète, ou peut-être légitime, une réalité toute simple: longtemps en Occident, la société n'a pas été organisée pour favoriser les liens non amoureux entre les sexes. Les femmes étaient reléguées aux tâches domestiques, elles n'avaient pas accès à l'éducation, et quand il y avait rencontre mixte, c'était explicitement dans un contexte galant.
Il y eut de grandes et célèbres amitiés masculines, fictionnelles et réelles: Achille et Patrocle, Thomas Jefferson et John Adams, Karl Marx et Friedrich Engels. Et aussi d'illustres amitiés féminines, comme entre les figures bibliques Ruth et Noémi, ou entre les suffragettes [américaines] Elizabeth Cady Stanton et Susan B. Anthony. Mais, conséquence d'inégalités structurelles, on compte extrêmement peu d'amitiés entre homme et femme avant le 20e siècle. (Je n'ai rien inventé. Ma recherche s'appuie entre autres sur les travaux [du critique littéraire] William Deresiewicz, du sociologue Ray Pahl, de l'historien Theodore Zeldin et de l'écrivain Lisa Gee.)
L'histoire offre cependant quelques rares exemples d'amitiés entre les sexes, surtout dans des cercles artistiques très fermés, à l'image de ces mauvaises herbes qui percent à travers le bitume. Mais les hommes et les femmes qui réussirent à se trouver et à créer un lien fort non amoureux se heurtèrent à une telle hostilité de la société qu'il leur fut difficile de le conserver durablement.
La couturière et le confesseur
Prenons par exemple le cas de cette couturière de Bologne, Angela Mellini, qui pénétra dans son église un matin de l'an 1696 pour décrire ses étranges visions religieuses au prêtre Giovanni Battista Ruggieri. L'homme dut être touché par son histoire, car il l'invita à devenir sa pénitente, comme cela se faisait couramment à la fin de l'ère médiévale européenne: les pieux catholiques devaient se confesser trois ou quatre fois la semaine à un directeur de conscience qu'ils avaient choisi. Angela accepta donc.
L'évolution de leur relation fut moins banale. Comme l'historienne Jodi Bilinkoff le raconte dans son excellent ouvrage sur les liens entre confesseurs et pénitents
«Maître et servante» devinrent ainsi des pairs qui se conseillaient et s'aidaient mutuellement. Mais ce lien de réciprocité défiait les usages. En 1698, une autre pénitente de Ruggieri, guidée par le soupçon, dénonça le couple à l'Inquisition. Celle-ci jugea que cette inversion des rôles menaçait l'autorité ecclésiastique masculine et elle condamna Ruggieri à l'exil. Si Angela et son confesseur étaient prêts à vivre un lien comparable à de l'amitié, leur société était loin de l'accepter.
L'écrivain et la femme de lettres
Dans l'Europe moderne, les mœurs jouèrent un rôle plus subtil car, sans interdire formellement l'amitié entre sexes opposés, elles déterminaient fortement les rapports entre les hommes et les femmes. Ainsi, au 18e siècle, le grand écrivain anglais Samuel Johnson fut «ami» de la femme de lettres Hester Thrale. Johnson rencontra Hester et son mari, Henry, lors d'un dîner en 1764, et il prit l'habitude de leur rendre visite chaque mardi. Quand les Thrale emménagèrent à la campagne, Johnson resta un invité de marque, qui bénéficiait même d'un bureau spécialement pour lui. Dans cette sorte de ménage à trois, Johnson et Hester partageaient le lien le plus solide et passaient beaucoup de temps à traduire ensemble les textes en prose et vers alternés du philosophe antique Boèce. Dans son journal, Hester témoigna de leur «même regard (…) fondé sur les plus purs principes, la religion, la vertu et la communion d'idées».
Malgré ces affinités, Johnson resta toujours un homme de son temps, avec une opinion bien arrêtée sur la place des femmes dans la société. Henry et Hester se disputaient souvent, et l'écrivain prenait toujours la défense du mari, sur le seul principe qu'une femme devait obéissance à son époux. Hypocondriaque, Johnson demandait fréquemment à Hester de lui prodiguer ses soins. Un jour qu'il était convaincu d'être à l'article de la mort, et qu'elle lui dit qu'il n'était pas en danger mais qu'il ferait bien d'admettre qu'il n'était plus très jeune, il répondit, vexé par son manque de sensibilité: «Voici donc la voix de la femme amie, quand la main du bourreau serait plus douce!» Johnson n'était pas forcément un goujat; comme tous les hommes de son époque, il estimait que les femmes étaient responsables du confort domestique et faisait donc de sa partenaire traductrice une boniche quand besoin était. Le déséquilibre de leur relation la fait apparaître comme une «proto-amitié», précurseur des rapports entre sexes qui allaient pouvoir se développer aux 20e siècle.
L'écrivain [irlandais] C.S. Lewis écrivit en 1960 dans The Four Loves «Quand un homme est éduqué et pas la femme, quand l'un travaille et l'autre est inactif, ou quand l'un et l'autre ont des métiers totalement différents, ils n'ont en général aucune raison d'être amis. Mais l'on constate aisément que c'est ce fossé, plutôt qu'une quelconque nature profonde, qui exclut l'amitié; car s'ils peuvent être compagnons, ils peuvent aussi être amis». Cette logique à rebours suggère que les hommes et les femmes tendent naturellement à créer des liens intimes, non amoureux, avec le sexe opposé. Mais jusqu'à la moitié du siècle dernier, cette tendance a été étouffée par les inégalités et, parfois, par les philosophies qui les justifiaient.
Juliet Lapidos