"En France, la violence sexuelle, c'est le jeune, l'Arabe ou le Noir"
-> Un article lu sur : Rue89.comEric Fassin,
professeur à l'Ecole normale supérieure (ENS), est l'auteur de "Le
Sexe politique - Genre et sexualité au miroir transatlantique" (éd.
EHESS, 2009). Rapports de sexe et de genre, domination sociale et
économique, questions raciales… Selon le sociologue, l'affaire DSK va durablement changer nos représentations.
Rue89 : J'ai interrogé un groupe de trentenaires d'origine
africaine et maghrébine, vivant en banlieue parisienne, mariés pour
certains, ouvriers et employés. Ils s'identifiaient non à l'immigrée
ouvrière, mais au directeur du FMI…
Eric Fassin : Il serait intéressant de comparer avec ce qui s'est passé aux Etats-Unis au moment de l'affaire du juge Clarence Thomas,
accusé par Anita Hill de harcèlement sexuel en 1991. Tous deux sont
noirs. Or à l'époque, les Noirs américains prennent le parti de l'accusé
contre l'accusatrice, et paradoxalement, les femmes plus encore que les
hommes. Les résultats des sondages changeront d'ailleurs, un an plus
tard : le clivage deviendra, pour l'essentiel, sexuel et non racial.
C'est l'affaire qui aura fait changer les mentalités : en conséquence,
avec le recul, on l'a perçue différemment.
Dans la réception en France de l'affaire DSK, qu'en est-il ? Sans
doute y a-t-il un élément d'identification nationale : c'est d'un
Français qu'il s'agit. Mais si une enquête plus large
venait confirmer le constat que vous faites à partir de cet
échantillon, cela signifierait aussi que l'appartenance à une minorité,
ou aux classes populaires, n'implique pas aujourd'hui l'identification à
la plaignante, une femme de chambre venue d'Afrique.
La solidarité basée sur l'identité de sexe l'emporterait-elle ? Les
hommes qui vous ont parlé ne disent pas : "Elle est comme nous", mais
"Nous sommes comme lui"– soit un homme exposé aux accusations de
violences sexuelles. Cette identification, fondée sur le sexe, en dépit
de la classe, serait d'autant plus remarquable qu'on en doutait : c'est
bien pourquoi on mettait en avant le fait que DSK est riche pour mieux
souligner le fossé qui le séparait des électeurs populaires.
Ces hommes sont absolument persuadés que la femme de chambre a tendu un piège à DSK pour se faire de l'argent. Mais quand Bernard-Henri Lévy assure que son ami DSK ne peut pas avoir fait ça, il dit, d'une façon différente, la même chose.
Et en même temps, il me semble qu'il y a une dissymétrie des points
de vue. Nous croyons volontiers que l'amour, c'est désintéressé : le
sexe, ça ne se monnaye pas ! Mais quel est ce "nous"? Il est assez
privilégié – et plutôt naïf. Quand on est du bon côté de la barrière
sociale, on croit volontiers que l'amour, ou le sexe, c'est gratuit.
Mais peut-être cette illusion de gratuité est-elle un luxe.
De même pour le pouvoir : tout le monde n'a pas le luxe de croire que
l'amour échappe aux rapports de pouvoir. C'est un privilège de classe.
Du coup, pour les classes dominantes, il est plus difficile de croire
à la violence sexuelle "dans nos milieux" ; à l'inverse, dans les
classes populaires, on hésite peut-être moins à croire que l'argent
puisse jouer un rôle dans une affaire sexuelle…
L'autre manière d'éviter le champ de la domination et de la
violence sexuelle est d'évoquer "une maladie" qui aurait poussé DSK à
commettre cet acte.
Je serais plus circonspect dans la formulation. En réalité, même ceux qui gardaient en mémoire d'autres histoires, et qui donc auraient dû n'être pas particulièrement surpris, pouvaient quand même être sidérés.
Ce qui force l'incrédulité, ce n'est pas le viol, s'il devait être
confirmé ; mais c'est la prise de risque. D'ordinaire, les violeurs ne
s'exposent pas ainsi à être démasqués ; et c'est d'autant plus frappant
qu'il s'agit du patron du FMI, qui se sait très exposé. De fait, le viol
est rarement aussi risqué pour celui qui le perpètre !
Il y a donc, devant cette histoire, un vertige. Le viol est un acte
malheureusement presque ordinaire ; toutefois, si la justice devait
considérer ici qu'il y a bien eu viol, on aurait affaire à un acte tout à
fait extraordinaire.
Vous dites que cette histoire va avoir des effets "pédagogiques". Dans les pratiques, les représentations ?
Certes, les réactions reflètent une culture nationale, voire une
tradition bien française. Toutefois, ce qui m'intéresse, c'est qu'il se
passe quelque chose : le paysage qu'on croyait immuable est en train de
bouger. Ainsi, les journalistes s'interrogent
– auraient-ils dû raconter ce qu'ils savaient ? Peut-être le feront-ils
demain, pour d'autres hommes politiques. Mais il y a plus.
On oubliait d'abord la plaignante ; il est vrai qu'elle n'avait pas
encore de nom, et qu'elle n'a toujours pas de visage. Mais déjà, le
discours des féministes commence à se faire entendre ; il fait prendre
conscience que c'était là le point aveugle – comme si, en France, la
vraie victime dans les affaires sexuelles, c'était l'accusé. Or c'est
cela aussi qui pourrait bien changer.
Je fais l'hypothèse que cette affaire jouera un rôle pédagogique en matière de violences sexuelles – un peu comme le débat sur le Pacs,
à la fin des années 90, a éduqué l'opinion publique en matière
d'homosexualité. On débat, on apprend, on évolue ; c'est une éducation
collective. Car jusqu'à présent, on ne parlait guère de viol qu'à propos
des banlieues. A partir des années 2000, il est en effet beaucoup
question des "tournantes". Résultat : nous n'avons aucun mal à croire
que ces jeunes puissent être des violeurs, ou en tout cas des sexistes
violents. En France, les violences sexuelles, c'est l'Autre – le "jeune", l'Arabe ou le Noir.
L'affaire DSK pourrait remettre en cause cette évidence, que l'affaire Cantat n'avait pas suffi à ébranler : il y a des violeurs et des violents dans tous les milieux sociaux.
Vous dites que cette affaire marque le début de la fin de "l'exception sexuelle". Quelle exception sexuelle ?
Cette exception française touchait à la fois au sexe et à la
politique. Certes, la logique démocratique devrait s'appliquer partout,
avec une double exigence (à la fois liberté et égalité). Mais jusqu'à
présent, on disait volontiers : "Mais quand même pas au sexe"; et
"quand même pas aux élites". Songeons aux artistes : il sera désormais
bien plus difficile de revendiquer l'exception culturelle que
réclamaient certains en faveur de Roman Polanski. Au fond, on entre dans le droit commun, et pour le sexe, et pour les politiques.
Cet électrochoc pourrait contribuer à faire advenir une démocratie
sans exception. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait plus de vie privée,
mais seulement que nous serons contraints de nous interroger : où passe
la limite entre public et privé ? Et qui la trace ?
Il ne s'agit certes pas d'abolir cette limite, pour déverser
l'intimité dans l'espace public. Toutefois, le féminisme nous a appris
que cette frontière n'a jamais rien de naturel ; elle résulte d'une
histoire politique. C'est ce rapport de pouvoir définissant le partage
entre public et privé comme une évidence qui n'a pas besoin d'être
énoncée ou moins encore justifiée qui est sans doute remis en cause
aujourd'hui, à l'occasion de cette affaire.