Femmes travesties : un "mauvais" genre
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CLIO, N° 10-1999 - Femmes travesties : un "mauvais" genre (ICI).
À chacune/chacun, son image de la fille en garçon, et la panoplie vestimentaire qui va avec : complet trois pièces, salopette, cuirasse, strass, smoking, perfecto, bloomer, pourpoint, monocle, lévite de bure, chevelures rases, musculatures gonflées...
Qui n'a pas rêvé de Katherine Hepburn dans Sylvia Scarlett et de Greta Garbo en Christine de Suède, de Jeanne Moreau entre Jules et Jim, de Barbara Streisand jouant Yentl, de Sarah Bernhardt faisant l'Aiglon, sans parler d'héroïnes plus lointaines comme Vita-Orlando, Marmoisan, Bradamante, Rosalinde, Catalina Erauso et autres « guerrières » de légende ? Qui n'a pas été Jeanne d'Arc, George Sand ou Flora Tristan ? Qui n'a pas compati aux heurs et malheurs d'une glorieuse amazone de la Fronde, ou d'une non moins courageuse travailleuse de la Mine ou de la Côte, empantalonnée par nécessité ? Qui n'a pas voulu en savoir plus long sur la papesse Jeanne, madame de Saint-Baslemont, Rosa Bonheur, Calamity Jane, Isabelle Eberhardt, Jane Dieulafoy, Marc de Montiffaud, Del Lagrace ?
La liste est longue des saintes, soldates, ouvrières, voyageuses, artistes, amantes, qui ont, à travers les siècles, endossé un habit masculin interdit et sont ainsi sorties, de plein gré ou non, de l'enfermement d'un destin sexué univoque. Ces femmes travesties, qu'elles soient de chair, de papier ou de pellicule, ont traversé les apparences, et leurs destins multiples offrent un matériau fascinant à celles et ceux qui tentent, surtout depuis les années 1970, de dénaturaliser le genre et de contester les fondements ontologiques d'une identité féminine fonctionnant comme un miroir du sexe biologique1. À la différence de ce dernier, toujours fortement naturalisé, le sexe social (le genre) est de plus en plus compris comme une construction culturelle en devenir constant2. En effet si le savoir accumulé par l'anthropologie culturelle3 et par l'histoire des femmes a montré le poids des déterminismes sociaux et les transformations possibles des rôles et identités sexuels, les « questions du présent » transforment sans cesse nos curiosités et nos questionnements, ce que montre avec talent l'ouvrage de Judith Butler, Gender Trouble4.
Judith Butler part du constat que « l'univocité du sexe », « la cohérence interne du genre et le cadre binaire qui régit la fois le sexe et le genre sont des fictions régulatrices qui consolident et naturalisent les régimes de pouvoir convergents de l'oppression masculine et hétérosexiste », mais son propos est moins banal quand elle souligne le risque couru par les féministes de réifier, en voulant la déconstruire, la catégorie « nous les femmes »5. Espérant un renouvellement de la pensée féministe, Judith Butler fait le vœu que « la disparition des normes de genre pourrait avoir pour effets la prolifération des configurations de genre, la déstabilisation de l'identité en soi, et priverait de leurs protagonistes centraux (« homme » et « femme »), les discours naturalisants de l'hétérosexualité obligatoire »6. Ne peut-on, comme Judith Butler, tenter de déplacer les notions de genre, plaider pour des pratiques parodiques et, pour cela, repérer, dans le passé, les subversions éventuelles d'un « mauvais genre » ?
Un « mauvais genre »
Pourquoi associer aux femmes travesties en hommes une telle expression ? On y verra avant tout un jeu de mots, mais aussi un peu davantage. Car si l'on peut « avoir mauvais genre » au regard de l'Autre, on peut aussi se sentir soi-même classée dans un genre qui n'est pas le sien et vouloir une autre identification, plus vraie, plus confortable, plus fluide. Quand le genre n'est pas conforme au sexe biologique, il n'est pas le « bon ». Il est même « mauvais ».
Les grandes religions monothéistes interdisent cette inversion, même quand elle semble purement vestimentaire, et les lois civiles, depuis longtemps, font de même. En France un règlement de police prohibe, depuis 1800, le port de vêtements masculins pour les femmes. Un an après mai 68, le préfet de police de Paris se refusait encore à l'annuler, par « prudence » : la femme en pantalon n'était-elle pas considérée comme « immorale » ou « impudique » ? Les lycéennes des années 1960 se souviennent sans peine de la réprobation de leurs surveillantes quand, profitant de températures anormalement basses, elles étaient autorisées à venir en classe ainsi vêtues, leur pantalon parfois porté sous une jupe « décente ». L'histoire des femmes travesties se déroule dans un contexte de répression violente, de clandestinité, d'opprobre7, mais aussi à l'occasion de jubilation personnelle intense.
En effet cette transgression vestimentaire, qu'elle s'opère de manière totale ou plus limitée (un détail peut suffire), fascine. Depuis la plus haute Antiquité, la littérature regorge de travesties. Et, à la différence de celui des hommes, le travestissement des femmes se prête à des interprétations socio-politiques et non pas seulement érotiques ou ludiques8. Les historiennes que nous sommes ne peuvent manquer d'avoir d'emblée une lecture en termes de libération. Les féministes n'en ont d'ailleurs pas le monopole. Le théoricien de l'antiféminisme que fut Otto Weininger plaida, en 1903, dans Sexe et caractère, pour les travesties, estimant que « le degré d'émancipation et le degré de masculinité sont une seule et même chose [...]. Il y a une raison plus profonde qu'on ne croit à ce que les femmes écrivains prennent, si souvent, un nom d'homme ; elles se sentent en effet des hommes, et chez des gens comme George Sand par exemple, cela correspond même à un goût qui les porte également à s'habiller en homme et à avoir des activités d'homme [...]. S'il est indéniable que le goût de l'amour lesbien correspond chez la femme à un épanchement de masculinité, cette masculinité est également la condition de sa supériorité. Catherine II de Russie et la reine Christine de Suède [...] ou, à coup sûr George Sand, sont pour une part bisexuelles, pour une part nettement homosexuelles, comme toutes les femmes et les jeunes filles qui, parmi celles qu'il m'a été donné de rencontrer, ont fait preuve de dons tant soit peu remarquables »9. Alors que ses contemporains, tout aussi androcentriques que lui, voyaient dans les « émancipées » une menace, il y reconnaissait plutôt une confirmation du caractère supérieur de la masculinité.
La visibilité des femmes de pouvoir et de lettres, femmes remarquables et remarquées parce qu'elles étaient « émancipées » et/ou « lesbiennes », ne doit pas faire oublier que les « travesties » viennent de tous les milieux socio-économiques et culturels et ont manifesté des goûts érotiques variés, comme le montrent notamment les 119 Néerlandaises des XVIIe-XVIIIe siècles étudiées par Rudolf Dekker et Lotte van de Pol ou les dizaines de femmes-soldats engagées dans des troupes européennes que présentent Julie Wheelwright ou Hanna Hacker dans leurs ouvrages respectifs10. Se masculinisant à des degrés divers, les motivations de ces véritables héroïnes furent, elles aussi, multiples, mais les lacunes et la nature des sources ne permettent pas toujours de les cerner avec précision. Beaucoup, jusqu'à celles du XXe siècle, gardent leur mystère et, quand elles sont contraintes de s'expliquer, elles fournissent les réponses sans doute les plus convenues, celles qui les justifieront à leurs propres yeux, celles qui les excuseront peut-être auprès de leurs juges. Cependant ceux qui observent le travestissement, celles qui en rêvent, celles qui le pratiquent, voient souvent cette décision comme l'expression d'un désir d'émancipation, et cette lecture ne saurait être oubliée même quand elle semble parfois anachronique11. Des raisons économiques sont majoritairement mises en avant : dépenser moins, et surtout, gagner sa vie comme un homme et toucher ainsi un « vrai » salaire. La libération physique que procure un habillement viril(isé) est de surcroît fréquemment soulignée : monter à cheval, courir, pouvoir se battre, se défendre, ne pas être harcelée sexuellement. Plus secrète, la recherche d'un vêtement en adéquation avec des traits et un corps que l'on pense masculins ou qui sont jugés comme tels, transparaît ici et là. Au début du XVIIe siècle, la gamme des possibles est déjà étendue : le travestissement peut être d'inspiration carnavalesque, dramaturgique, économique, patriotique, saphique, protoféministe, transgénérique, etc.
Une enquête à poursuivre
Les travaux sur les travesties se sont multipliés en Amérique du Nord, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Allemagne depuis une quinzaine d'années. En France au contraire, malgré un passé riche en icônes du travestissement, de Jeanne d'Arc à George Sand, l'historiographie et les questionnements théoriques qui pourraient la stimuler, restent sous-développés. Ceci relève d'ailleurs du paradoxe, tant les recherches, qu'elles s'inspirent de la « gender history », du « French feminism »12, des théories « queer », ou des « gay and lesbian studies », s'appuient sur des auteurs français (Foucault, Derrida, Wittig, etc.). Il y a donc une urgence première à comprendre le retard des recherches françaises dans ce domaine, un retard qui n'est d'ailleurs peut-être que le reflet d'une incapacité ou d'un refus, deux attitudes qui grèvent l'ensemble des études féministes dans ce pays.
De cette urgence découlent deux autres priorités qui lui sont liées. La collecte de cas et la mise à plat des interprétations qu'ils suscitent doivent être poursuivies13 c'est là une évidence , mais il convient aussi de retravailler les définitions reçues par les femmes habillées en hommes et celles qu'elles se sont données elles-mêmes. Le dossier qui est ouvert dans ce numéro présente quelques-unes des sources exploitables et s'oriente vers des lectures plurielles. Mais partir à la découverte des unes et des autres en scrutant quelques figures emblématiques, n'est qu'un point de départ : chacune des auteures est en droit de s'interroger sur l'exemplarité de son/ses cas et sur les conclusions qu'elle en peut tirer, chacune continue à buter sur des problèmes linguistiques dont l'évocation, en attendant une éventuelle résolution, pourrait constituer la quatrième étape d'une enquête à poursuivre.
Les déclinaisons linguistiques du mot « travestir » sont sur ce point révélatrices et invitent à revoir toutes les notions qui prétendent définir les identités sexuelles non canoniques. « Hermaphrodite », « tribade », « anandryne », « fricatrice », « androgyne », « belette », ont désigné des femmes aimant d'autres femmes et s'adonnant parfois au travestissement, mais certains de ces termes ont pu définir des personnes dotées de deux types d'appareils génitaux ou dont l'appartenance de sexe et/ou de genre a (été) changé(e)14. Comparativement à la pauvreté du vocabulaire francophone, la richesse d'autres langues est à souligner ainsi que les problèmes que pose la traduction de termes comme « he-she », « cross-dresser », « passing woman », « drag king », etc. Apparu au XVIe siècle, le verbe tra(ns)vestir vient de l'italien travestire, transformer sa manière de se vêtir15. Un/e « travesti/e » adopte un déguisement pour une mascarade, une représentation théâtrale, et/ou pour prendre les apparences de l'autre sexe. Issu du vocabulaire de la psychiatrie allemande, le mot « travestisme » (ou « transvestisme ») désigne plus spécifiquement, à partir du XIXe siècle, l'adoption, par un/e « inverti/e » (homosexuel/le), des vêtements et des habitudes de l'autre sexe, dans un but qui ne relève en rien d'un choix libre et encore moins ludique16. Cette notion va progressivement recouvrir celle de « travestissement », acte de plus en plus « sexualisé », à vrai dire « homosexualisé » et masculinisé. La fixation vestimentaire prend donc une signification unique, et ce glissement qui s'opère dans la seconde moitié du XIXe siècle, traduit la volonté d'établir plus fermement une norme hétérosexuelle et de cataloguer, c'est-à-dire de repérer, donner nom, classer (et stigmatiser) les déviances.
Aujourd'hui le halo moral et médical de certains mots est devenu insupportable pour nos sensibilités contemporaines. Si le sort de « travestie » est désormais réglé, tant le mot est tombé en désuétude, celui de « travesti » reste en suspens. Le journal Libération préfère parler de « trav » ou de « travelo » mais l'hypercorrection linguistique (ou la création de termes qui sonnent « sympa ») se révèle lourde de pièges pour les candides. Il n'est plus question aujourd'hui de parler d' « inverti/e » sans guillemets, et « homosexuel/le » est en passe de souffrir une désaffection analogue. Il est intéressant de voir apparaître, contre les taxinomies imposées, d'autres mots (« homo » ou « gay »17) qui traduisent des identités choisies, revendiquées, même quand ils sont issus du recyclage de termes autrefois infamants (« lesbienne » ou « gouine »). Peu visible en France, ce mouvement de contestation verbale, né des mouvements gays et lesbiens, s'élargit aux États-Unis dans l'inventivité « queer » qui démultiplie les identités liées au genre et à la sexualité18. Aujourd'hui, une plus grande liberté vestimentaire et la possibilité de refuser dans certains milieux des classifications rétrogrades expliquent peut-être la disparition des « femmes travesties ». De nouvelles « identités » butch, drag king, transgenre et des systèmes de marquages corporels inédits (usages d'hormones, musculation, etc.) apparaissent, déclinant l'appropriation de certains traits de la masculinité19. Ces efforts de démédicalisation touchent jusqu'aux transexuel/les, certain/es préférant le terme « transgenre » qui permet d'éluder la question de l'intervention chirurgicale (d'ailleurs minoritaire dans cette communauté20) et d'exalter la créativité polygénérique.
Un dossier trans...disciplinaire
Le dossier, principalement nourri par des historiennes, joue volontairement de tous les possibles d'un savoir en cours de constitution, développant un large éventail d'exemples mais aussi de façons de dire le travestissement des femmes en hommes. Histoires d'archives, histoires de styles, histoires de femmes singulières.
L'exposé des procédures d'enquête a particulièrement retenu l'attention des deux co-éditrices de ce numéro, mais si l'une s'efforce de retrouver les fondements religieux d'un tabou vestimentaire (Nicole Pellegrin), l'autre (Christine Bard), s'intéressant à l'interdiction légale de s'habiller en homme, analyse les archives de la Préfecture de police. Frédérique Villemur, combinant analyse esthétique (littéraire et picturale), approche théologique et étude sociologique, explore les multiples formes du transvestisme des saintes médiévales. Sylvie Steinberg livre les résultats, fournis par un fonds d'archives totalement inédites, d'une recherche sur les femmes engagées dans les armées prérévolutionnaires. Quant à Susan Clayton, son étude minutieuse d'une « affaire » survenue en Angleterre au début du XIXe siècle montre la nécessité d'études de cas approfondies et l'inventivité interprétative que doit déployer l'historien(ne) pour rendre justice à des personnages propices aux délires fantasmatiques, ceux des contemporain(e)s, ceux des générations suivantes, y compris la nôtre.
L'article de Marie-Hélène Bourcier illustre deux des propositions centrales de ce recueil : la pluralité des pratiques transgenres et la caducité des schèmes mentaux et du vocabulaire qui tentent d'en rendre compte, hier mais peut-être déjà aujourd'hui. Le texte de Marie-Hélène Bourcier a de plus pour particularité de faire la généalogie des interprétations du « travestissement » et d'analyser à la lumière de ces discours successifs, des usages trop souvent confondus. Ce faisant elle « réalise » ce que peu de « spécialistes » des sciences dites humaines savent faire : expliciter nos/leurs présupposés et mettre en accord théorie et pratique.
C'est pourquoi ce dossier est enrichi de témoignages contemporains, celui d'une sociologue, Jules Falquet, sur le choix d'un prénom masculin et sur l'homophobie, et celui de Martine Lavaud qui, pour avoir lu Mademoiselle de Maupin, s'est lancée dans une thèse sur Théophile Gautier. Le dossier est complété par des approches littéraires et filmographiques : il s'agit pour nous d'une forme d'hommage à la curiosité vivace et ancienne pour ce sujet des spécialistes du théâtre (anglais notamment), du conte ou du romanesque21. C'est aussi une manière de rappeler combien le réel, y compris celui de nos pratiques amoureuses, est vécu et (re)modelé par l'imaginaire que savent déployer pour notre plaisir, mais à travers et à partir de nous les créateurs et créatrices.
Catherine Rognon-Ecarnot analyse les romans de Wittig, qui mettent en scène des formes de dépassement du travestissement. Elle complète ainsi utilement les commentaires sur les écrits plus « politiques » de Wittig, auteure de la phrase-emblème du lesbianisme radical (« Les lesbiennes ne sont pas des femmes »), elle nous invite plus encore à relire une romancière-poétesse trop peu célébrée en France. Florence Bouchet présente un extrait du Roman de silence (XIIIe siècle) dont la thématique est étonnamment proche, preuve de la longue durée d'un thème littéraire et des pratiques sociales qui lui ont donné naissance, preuve, plus encore, de notre méconnaissance de la littérature médiévale à problématique féminine.
L'ethnologie, autre vaste champ de recherches où il est impossible d'ignorer les fonctions rituelles et cathartiques du travestissement, est à regret réduite ici à la portion congrue. Laure Heuzé présente le cas d'une fête de Maures et Chrétiens en Espagne, où le déguisement « ethnique » permet le travestissement, longtemps impensable, des femmes : jusque là reléguées à l'intendance, elles ont ainsi réussi tardivement une forme d'intégration, au moins festive, à la société des hommes. Une sorte de « danse de la conquête », certes un peu moins subversive, un peu moins irréelle que celle des Incas vaincus22.
Si le travestissement est un procédé souvent utilisé au cinéma23, comme le rappelle l'article d'Isabelle Dhommée sur Garbo, Dietrich et Hepburn, le film n'en demeure pas moins, tout au long du siècle, un moyen de diffusion majeur des rôles de sexe traditionnels. Or ces représentations exercent une influence que l'on ne saurait négliger, à la mesure de l'importance du cinéma dans la culture du XXe siècle. C'est pourquoi Clio lui consacre le « varia » de ce numéro 10, qui montre l'apport des études sur cinéma et genre. Geneviève Sellier et Brigitte Rollet présentent un état des lieux de ces recherches, peu connues en France où dès les années 1970, les théories féministes sur le cinéma ont été accueillies soit par une « indifférence polie », soit par « un refus de principe ». Paradoxe, car c'est la France qui compte le pourcentage le plus élevé de femmes parmi les cinéastes, et le festival international de films de femmes de Créteil est un des plus importants et les plus anciens au monde24.
Quelles sont les « images de femmes » dans le cinéma exclusivement masculin de la Nouvelle vague (Geneviève Sellier) ? Et dans les films des femmes des années 1970 (Brigitte Rollet) ? Le passage des femmes derrière la caméra est à l'origine de représentations moins conformistes des rapports de sexe, ce que soulignent les auteures en prenant en compte le contexte politique et social, en particulier le réveil du féminisme.
Dans le western nouvelle manière de Maggie Greenwald sorti en 1993, The Ballad of Little Jo, l'héroïne a le choix entre deux modes de vie, mère de famille ou putain. Mais elle choisit une troisième voie, la plus intrépide : être un homme, dont elle prend l'allure et les habits (alors qu'elle est « femme » et qu'elle le redeviendra, à la fin de l'histoire, pour l'amour d'un immigré, Chinois et persécuté). Le travestissement dans cette fiction, tout comme dans les sources anciennes, est porteur de rêves ambigus. À la fois sentimentaux et politiques, subversifs et aisément récupérables, ils sont aptes à créer LE trouble. Délicieux et grave, nécessaire et utile, espérons-le.
Nicole PELLEGRINet Christine BARD
Notes:
1 Nicole Claude Mathieu, L'Anatomie politique, Paris, Côté-femmes, 1991. À noter que la définition du sexe biologique n'est pas simple et est elle-aussi une construction culturelle (Evelyne Peyre et Joëlle Wiels, « Sexe biologique et sexe social » in Marie-Claude Hurtig, Michèle Kail, Hélène Rouch éd., Sexe et genre. De la hiérarchie entre les sexes, Paris, CNRS, 1991, pp. 27-50 ; Bonnie B. Spanier, « Lessons from “Nature” : Gender Ideology and Sexual Ambiguity in Biology » in Julia Epstein, Kristina Straub ed., Body Guards. The cultural politics of gender ambiguity, New York, Routledge, 1991, pp. 329-350 ; Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992 ; Ludmilla Jordanova, Sexual visions : images of gender in science and medecine between the eighteenth and the twentieth centuries, Madison, University of Wisconsin Press, 1989.
2 Le « genre » peut cependant lui aussi être subrepticement renaturalisé (Christine Delphy, « Penser le genre : quels problèmes ? », in Marie-Claude Hurtig, Michèle Kail, Hélène Rouch éd., op. cit., pp. 89-101).
3 Voir les multiples travaux des anthropologues d'Inde et d'Amérinde, sur les « Two-Spirits » et autres « berdaches » (par exemple Will Roscoe, The Zuni Man-Woman, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1991 ; Kathryn Hansen, « The Virangana in North Indian History. Myth and Popular Culture », Economic and Political Weekly, XXIII/18, 1988, pp. 25-33). Un chercheur navajo, lui-même nedleh mâle et se manifestant comme femme mariée, en public comme en privé, rappelle l'existence de 49 identifications génériques dans sa culture (cité par Leslie Feinberg, Transgender Warriors. Making History from Joan of Arc to Dennis Rodman, Boston, Beacon Press, 1996, p. 27).
4 Gender Trouble. Feminism and the subversion of identity, New York, Routledge, 1990. Le succès phénoménal de ce livre lui confère le statut de « classique ».
5 Ibidem, p. 33 ; sur le caractère fantasmatique de la catégorie « femmes », p. 142.
6 Notre traduction pour : « The loss of gender norms would have the effect of proliferating gender configurations, destabilizing substantive identity, and depriving the naturalizing narratives of compulsory heterosexuality of their central protagonists : « man » and « woman » (idem, p. 146).
7 Relire les souvenirs de Leslie Feinberg (op. cit.), et les arrestations dont les « travesti(e)s étaient l'objet aux Etats-Unis quand elles/ils ne portaient pas au moins trois pièces vestimentaires de leur « vrai » sexe.
8 A l'inverse des hommes, les femmes travesties, sur scène ou à l'écran, voire dans la rue, font rarement rire. Valérie Lemercier dans sa comédie, Le Derrière (1999), pourrait être une exception si elle n'incarnait pas, justement, un jeune gay : rit-on si l'on rit ! de ses mésaventures de femme (de « pisseuse » en l'occurrence) travestie ou de l'image nécessairement caricaturale de l'homosexualité masculine ?
9 Otto Weininger, Sexe et caractère (1903), trad. de l'allemand, Lausanne, L'âge d'homme, 1975, pp. 68-69.
10 Outre le travail essentiel et pionnier en Europe de Rudolf Dekker et Lotte van de Pol (The Tradition of Female Transvestism in Early Modern Europe, Londres, Macmillan, 1989), voir Julie Wheelwright (Amazons and Military Maids. Women who dressed as Men in pursuit of Life, Liberty and Happiness, Londres, Pandora, 1989) et Hanna Hacker, Gewalt ist : keine Frau (Königstein, Helmer, 1998).
11 Il existe une rapide mais passionnante analyse des idéologies variées sous-jacentes aux livres précédents, dans Margaret Hunt, « Girls will be boys », The Women's Review of Books, septembre 1989.
12 Une communication de Claire Goldberg Moses a présenté cette construction purement américaine du « French feminism » lors du colloque sur le Cinquantenaire du Deuxième Sexe (Paris, janvier 1999, à paraître).
13 Parmi ces repérages, citons, outre l'ouvrage de Dekker et de Van de Pol, la thèse de Sylvie Steinberg (Le Travestissement en France à l'époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles). Recherches sur la différence des sexes, EHESS, 1999) et celle de Geertje Mak sur le XIXe siècle (Mannelijke vrouwen. Over grenzen van sekse in de negentiende eeuw, Amsterdam/Meppel, Boom, 1997 - Masculine Women. Crossing sex boundaries in the XIXth century).
14 Herculine Barbin dite Alexina B., présenté par Michel Foucault, Paris, Gallimard, 1978.
15 Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l'ancienne langue française [...] du IXe au XVe siècle, Paris, Bouillon, 1902, t. X, p. 803.
16 Voir Le Grand Robert de la langue française, 2e éd., Paris, le Robert, 19 , t. IX, p. 464, ou le Trésor de la Langue française du XIXe et XXe siècles, Paris, Gallimard, 1994, t. XVI, p. 564. Littré un siècle plus tôt met en avant l'emprunt d'habits « qui n'appartiennent pas soit au sexe soit à la condition », sans fournir d'interprétation « psychiatrisante » (Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1878, t. 4, p. 2328).
17 Cf. Didier Eribon, La Question gay, Paris, Fayard, 1999.
18 Eve Kosofsky Sedgwick en donne un bref aperçu dans « Construire des significations queer », Les Etudes gay et lesbiennes. Textes réunis par Didier Eribon, Paris, Centre Pompidou, 1998, pp. 109-116. Ô combien stimulant, Q comme Queer, sous la direction de Marie-Hélène Bourcier, approfondit cette question à la fois sur le plan théorique et pratique (Lille, Cahiers Gay Kitch Camp, 1999).
19 L'ouvrage de Judith Halberstam, Female Masculinity, (Durham, Duke University Press, 1998), est à ce jour le plus complet. Sur les drag kings, voir le livre magnifiquement illustré de Del Lagrace Volcano et Judith « Jack » Halberstam, The Drag King Book, London, Serpent's Tail, 1999. Sur les lesbiennes et la masculinité, de nombreux articles dont ceux de Judith Schuyf, « Trousers with Flies ! The Clothing and Subculture of Lesbians », Textile History, 24/1, 1993, pp. 61-73 ; Martine Caraglio, « Les lesbiennes dites masculines, ou quand la masculinité n'est qu'un paysage », Nouvelles Questions Féministes, voL 18/1, 1997, pp. 57-75 ; Katrina Rolley, « Cutting a Dash : the Dress of Radclyffe Hall and Una Troubridge », Feminist Review, 35, Summer 1990 et « Love, Desire and the Pursuit of the Whole. Dress and the Lesbian Couple », in Juliet Ash, Elizabeth Wilson dir., Chic Thrills. A Fashion Reader, Berkeley, University of California Press, 1992, pp. 30-39 ; Kathryn Harvey, « Clothing, sexuality and Gender in Radclyffe Hall's The Well of Loneliness and Virginia Woolf's Orlando », RDF/DRF (Resources for feminist research), n° 3-4, Fall-winter 1992, pp. 49-53 ; Martha Vicinus, « 'They wonder to Which Sex I Belong' : The Historical Roots of the Modern Lesbian Identity », Feminist Studies, fall 1992, pp. 471-472 ; Esther Newton, « The Mythic Mannish Lesbian : Radclyffe Hall and the New Woman », Signs, vol. 9, n° 4, pp. 557-575.
20 Depuis la publication contestée de Janice Raymond (The transexual Empire : the making of the She-male, Boston, Beacon, 1979), les articles et ouvrages se sont multipliés. On tire grand profit de Judith Shapiro, « Transexualism: Reflections on the Persistance of Gender and the mutability of Sex », in Julia Epstein, Kristina Straub ed., Body Guards. op. cit., pp. 248-179 ; Sandy Stone, « The Empire Strikes Back : a posttransexual Manifesto », idem, pp. 280-304.
21 Voir par exemple les innombrables articles sur les héroïnes shakespeariennes ou l'étude de Catherine Velay-Vallantin (La Fille en garçon, Carcassonne, Garae, 1992) qui, publiant un petit roman de 1695, en montre les filiations avec des traditions orales, européennes et arabes, et des modes en vigueur à Versailles.
22 Nathan Wachtel, La Vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole, Paris, Gallimard, 1971, pp. 65-98.
23 Outre les ouvrages de référence de Richard Dyer (Now you see it. Studies on lesbian and Gay film, London, Routledge, 1990) et d'Andrea Weiss (Vampires and Violets, London, Jonathan Cape, 1992), les articles sont nombreux sur la fluidité des genres dans les représentations cinématographiques. Voir par exemple Judith Mayne, « Lesbian Looks. Dorothy Arzner and Female Authorship », in How do I look ? Queer Film and Video, Bad object-choices, 1991 ; Gaylyn Studlar, « Masochism, masquerade, and the erotic metamorphoses of Marlene Dietrich » in J. M. Gaynes et C. Herzog eds., Fabrications : costumes and the female body, New York, Routledge, 1989, pp. 229-249.
24 On pouvait d'ailleurs y voir cette année l'excellent documentaire Que personne ne bouge, réalisé par Solweig Anspach (1998, 58'), qui relate un cas récent de travestissement « économique », celui de cinq femmes déguisées en hommes et baptisées par la presse « le gang des amazones » qui effectuèrent plusieurs braquages de banque dans le Vaucluse en 1989-1990.
Nicole PELLEGRINet Christine BARD