Hefner, Playboy et l'homme d'intérieur
Hugh Hefner et quelques "amies" -> Un article lu sur:
Médiapart.frUn magazine érotique, des « Bunny girls » aux longues oreilles, une «mansion» théâtre de «sex parties» : Playboy, c'est une imagerie mondialement connue et la célébration de l'hétérosexualité au service du plaisir masculin. Mais c'est aussi bien plus que cela: un jalon dans la fabrication de la subjectivité sexuelle contemporaine, explique la philosophe Beatriz Preciado dans un livre malicieusement provocateur et subtilement politique : Pornotopie. Publié fin septembre, il vient de recevoir le prix Sade.
Elle y décrit Hugh Hefner, le fondateur du magazine Playboy,businessman visionnaire et mondialement célèbre, en inventeur et théoricien d'une nouvelle forme de masculinité. Séductrice, libertine, multimédia, domestique. Inspirée du concept d'hétérotopie chez Michel Foucault (pour désigner les utopies localisées, ces contre-espaces qui se créent en opposition à la norme urbaine), la pornotopie, selon la chercheuse, dessine « une topographie spécifique à l'histoire de la pornographie, qui passe par des lieux de gestion de la sexualité et des genres, mais aussi de l'articulation entre espace privé et public ».
Or, comme le découvre la philosophe au début des années 2000 – elle est alors en thèse à Princeton –, Playboy a poussé très loin cette approche spatiale et même architecturale de la sexualité : « PlayBoy commence par se définir comme une revue d'intérieur : elle ressemble à un magazine d'architecture où seraient photographiées des femmes nues. On y voit des playmates, présentées comme des "voisines de palier ", et Hugh Hefner, en pyjama et en peignoir, dans un appartement, un penthouse sans cuisine mais doté d'un immense lit mécanique tournant. Il se définit comme un homme d'intérieur. C'est la déclaration de principe d'un édito : "donner aux hommes le droit à l'espace domestique"».
Il faut replacer cette déclaration dans son contexte social et économique. « Le capitalisme fordiste était fondé sur la production de deux objets standardisés : la voiture et le pavillon de banlieue. Chacun correspond à une vision genrée : l'espace public est celui du masculin, la domesticité appartient à la femme et est dévolue à la reproduction. Hefner dynamite cette division. Désormais, c'est un homme qui occupe l'intérieur, mais pas pour une activité de reproduction. ».
Capitalisme pharmaco-pornographique
C'est ainsi que, pour Preciado, naît l'homme Playboy, véritable innovation de genre et de sexualité. Car il est polymorphe : « Il tient à la fois du libertin du XVIIIe siècle, avec une conception souveraine de la sexualité. C'est aussi un dandy. Et surtout c'est le nouveau consommateur amoral. Playboy invite les hommes à consommer, activité très féminine à l'époque. Que peut-il consommer ? De l'architecture, du design d'intérieur, de la sexualité. »
Ce n'est pas qu'une histoire de discours et de représentations, puisque le magazine pornographique américain s'est aussi fait bâtisseur, en construisant un château, la « Playboy Mansion », à Los Angeles. « C'est une usine biopolitique, décrit Preciado,Hefner y vit avec une trentaine de playmates. Leur vie est médiatisée en permanence. La maison est truffée de caméras, équipée de techniques de surveillance et d'espionnage. Hefner produit des centaines d'heures d'images qu'il monte lui-même, les images sont ensuite publiées dans le magazine. Ils vont tourner là le premier reality show de l'histoire en 1959, en filmant des fêtes privées de la Mansion. » Les playmates deviennent des icônes de la culture populaire américaine, et l'effigie du lapin l'un des produits dérivés les plus vendus au monde.
Le statut de ces images se révèle parfaitement ambigu. Quand la chercheuse demande à Playboy le droit de reproduire des photos du magazine pour accompagner un article de recherche, « ils m'ont directement mise en contact avec leur cabinet d'avocats : je pouvais utiliser les images à condition que j'efface le mot"pornographie" dans mon analyse, et que je le remplace par "art"». Extraordinaire aubaine pour l'auteure qui publie alors la lettre à la place des images désirées – ce n'est pas le cas dans le livre que publie la collection Climats (Flammarion), où l'on trouve quelques édifiantes photos historiques.
Aujourd'hui l'empire Playboy est déclinant, mis à mal par l'explosion d'internet. Mais ce qui compte pour la philosophe, au-delà du sort de l'une des marques les plus célèbres de la planète, c'est le tournant culturel et économique qui s'est joué dans les images produites par Playboy. Elle s'attache depuis quelques années à écrire l'histoire de la production de la subjectivité sexuelle et de genre au XXe siècle. Pour elle, nous vivons aujourd'hui sous un régime de capitalisme « pharmaco-pornographique », où les médicaments, les drogues, les produits chimiques et la pornographie sont devenus des techniques de construction de la subjectivité. Elle développe cette thèse dans le brillant Testo Junkie (voir ici la brève recension que lui avait consacrée Mediapart), qui est aussi le journal de sa rencontre avec Despentes. Dans cette vertigineuse histoire d'hormones et de biopolitique, l'épisode Playboy est essentiel car il invente « la sexualité multimédia » et annonce le devenir des techniques de la communication et de la surveillance en extension de la libido.
DSK, ou la sexualité souveraine
Un homme en peignoir, un téléphone à la main, déambulant dans un décor luxueux...C'est aussi la nouvelle marionnette de Dominique Strauss-Kahn aux Guignols de l'info depuis l'affaire du Sofitel de New York. La ressemblance avec le playboy tel que vu par Hugh Hefner est frappante. Mais en apparence seulement, selon Preciado. Fascinée et effarée par la force médiatique du discours du mâle dominant libérée par l'affaire DSK, elle a envisagé un temps avec l'écrivaine Virginie Despentes la parution d'un livre collectif de riposte à ce machisme ambiant. Puis abandonne, faute de combattantes et complètement saturée par l'affaire : « J'ai eu une panne épistémologique. »
Ce qui ne l'empêche pas de continuer à s'intéresser au sort de l'ancien directeur général du FMI, qu'elle replace dans « la longue histoire de la sexualité souveraine. Historiquement, la souveraineté, c'est le droit du souverain de donner la mort. Tous les rapports entre sexe et pouvoir, entre sexe et violence, dérivent de cette tradition qui définit la masculinité comme l'exercice de cette souveraineté. C'est pré-démocratique ».
Le grand déballage médiatique suscité par l'affaire DSK fut le théâtre d'une introspection collective sur le sexe et les rapports de classe, de race et de genre. L'un des résultats en fut le coming out de toute une génération d'hommes blancs plus ou moins riches et puissants en défense de celui que la justice américaine soupçonnait au printemps d'agression sexuelle (Bernard-Henri Lévy, Jean-François Kahn...).
La victime supposée, Nafissatou Diallo, devint coupable (en vrac de mensonges, d'incohérences, de vénalité) et l'accusé, victime de la machine judiciaire et du tsunami médiatique. « On avait l'impression d'être en 1810 face à des messieurs qui sont des dinosaures, décrit six mois plus tard la philosophe Beatriz Preciado. « On parle beaucoup de démocratie réelle dans les mouvements d'Indignés. A quand la démocratie sexuelle ? »
L'ancien presque candidat à la présidentielle vu comme incarnation de la volonté de souveraineté de la sexualité masculine. Lecture radicale et transgressive du corps politique. Et de ses défaillances. La philosophe remarque que le socialiste n'a jamais formulé de propositions politiques fortes sur la sexualité, « alors qu'il aurait pu demander la reconnaissance du travail sexuel, ou s'opposer au principe d'une régulation étatique de la vie privée et de la sexualité ». Autrement dit, accompagner le libertinage, sur lequel enquête aujourd'hui la justice dans l'affaire du Carlton de Lille, d'un travail d'énonciation politique novateur et cohérent. Ce ne fut pas la voie choisie.
27 NOVEMBRE 2011 | PAR JADE LINDGAARD
Boîte noire :
Cet entretien avec Beatriz Preciado a été réalisé à Paris, le 23 septembre 2011.