En 1974, Arlette Laguiller était la première femme de l’histoire de la Ve République à se porter candidate à l’élection présidentielle. En 2007, cela n’a échappé à personne, outre la présence de plusieurs autres candidates à ses côtés, la nouveauté réside surtout dans le fait que l’une d’entre elles, Ségolène Royal, portant les couleurs d’un parti majoritaire, fait figure de « présidentiable ». La campagne médiatique se structure ainsi très largement autour du duel annoncé – y compris dans sa relative incertitude — entre Nicolas Sarkozy, candidat de l’UMP, et Ségolène Royal candidate du Parti socialiste. Ce rituel démocratique s’ancre dans une logique de construction identitaire relationnelle : Sarkozy et Royal ont été mutuellement produits comme présidentiables. C’est à la co-production singulière de ce couple que nous nous intéresserons ici, en tant qu’elle met en scène de façon inédite les identités sexuelles (de genre et de sexualité), usant tactiquement de la féminité et de la virilité de l’un-e et de l’autre. En utilisant les outils théoriques des études sur le genre appliqués à la construction d’identités politiques « stratégiques » , nous proposons ici de revisiter le parcours politique de ces deux candidats à l’aune de leur stratégie de communication propre, de leur arsenal de ressources symboliques et sociales, de la façon dont ils ont travaillé leur ethos corporel d’« homme politique ».
Comment Ségolène Royal est devenue un « homme politique » tandis que Nicolas Sarkozy plaçait plus qu’aucun autre la virilité au cœur de son identité de candidat.
On ne peut comprendre l’usage qui est fait à l’heure actuelle de l’identité sexuelle en politique sans revenir sur la genèse de la loi dite sur la parité. En effet, outre la mobilisation d’un important mouvement social et le poids des recommandations des instances supranationales, c’est essentiellement la « crise » de la représentation politique qui est à l’origine du vote de la loi du 6 juin 2000. Certes, la mise en crise du lien représentatif est alors récurrente, mais la multiplication des « affaires » dans les décennies 1980 et 1990, la montée de l’abstention et la progression du Front national, ont pu être interprétées comme une remise en question profonde de la légitimité du personnel politique en place. En 1997, la parité apparaît alors pour la majorité parlementaire de gauche comme une solution à moindre coût au « malaise démocratique ». Les femmes, jusque là très largement sous-représentées, sont donc appelées en politique au nom de leur extériorité et de leur pureté supposée, censées « réenchanter » le métier politique. Il ne s’agit pas de corriger une longue discrimination au nom de l’égalité, comme l’auraient souhaité certaines paritaristes, mais surtout de « faire de la politique autrement », en mobilisant des qualités réputées féminines, comme le désintéressement, le dévouement, la proximité, la concrétude, la douceur, etc.
Si la parité a conduit à une indéniable féminisation des assemblées où la loi s’applique, devenues effectivement paritaires (conseils municipaux et régionaux, délégation française au Parlement européen), les femmes continuent à subir une double exclusion. Elles ne sont qu’une minorité (11 % et 12 %) des élus des conseils généraux et de l’Assemblée nationale, et sont largement absentes des exécutifs à tous les échelons. Tout se passe comme si l’application de cette loi avait accentué le clivage du champ politique entre des institutions dominées, plus récentes ou peu valorisées qui se sont féminisées, et des institutions dominantes, traditionnellement recherchées dans la perspective d’une longue carrière, et qui sont restées masculines. Par ailleurs, même lorsque les femmes ont accès à de nouvelles responsabilités, elles restent pour la plupart cantonnées à des domaines dits « féminins » (le social, la culture, l’environnement, l’enfance, etc.), spécialités qui les empêchent d’acquérir les savoir-faire et la « compétence » requises pour occuper d’autres positions de pouvoir [1] - malgré quelques exceptions récentes [2] . On perçoit ici l’effet pervers de la « quadrature du cercle » : appelées en politique au nom de leur « différence » et de capitaux politiques spécifiques, historiquement associées à leur sexe (appartenance à la société civile, militantisme associatif, etc.), les femmes sont pénalisées dans la conquête des réelles positions de pouvoir qui reste attachée à la possession de ressources plus classiques, comme les capitaux partisans ou l’expérience politique. Force est ici de constater l’importante inertie des normes d’excellence politique que la parité ne semble guère avoir bousculées.
L’intrusion des femmes en politique s’apparente donc à une forme de braconnage tant les positions de pouvoir des professionnels en place et les appareils partisans constituent une « chasse gardée » masculine. Cette logique de reproduction masculine est toutefois largement subordonnée à la logique électorale, dominante dans les grands partis professionnalisés de la base au sommet, à droite comme au PS [3] . Or, depuis la redéfinition juridique du rôle présidentiel en 1962 et l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, cette échéance a été construite comme le moment fort de la vie politique de la Ve République [4] , où se nouerait une relation directe et privilégiée entre « un homme » et « les Français », court-circuitant en apparence les partis et ce qu’il reste de leurs idéologies. En 2006, contre toutes attentes, les militants du PS ont ainsi pensé que l’homme le mieux placé pour incarner une possible alternance et gagner l’élection à la magistrature suprême, était… une femme.
La désignation de Ségolène Royal comme « présidentiable » s’inscrit il est vrai dans un contexte international de récente « visibilisation » des femmes politiques à la tête de différents Etats. Les médias internationaux ne s’y trompent pas, qui égrainent la liste des « Ségolène, Sonia, Angela, Condoleeza, Hillary, Michelle et autres Ellen ou Tarja » [5] . Cette arrivée au pouvoir des femmes, certes relative, est néanmoins remarquable et remarquée. Se trouve désormais posée avec pertinence la question du potentiel renouvellement de l’ethos des « hommes politiques » par cette nouvelle génération de femmes publiques, modifiant par leur nombre mais aussi par leur trajectoire et leur diversité, l’image laissée par les rares pionnières Margaret Thatcher, Golda Meir ou Indira Gandhi, puis Benazir Bhutto, Tansu Ciller ou Edith Cresson.
Dans le cas français, nul doute également que les débats de la fin des années 1990 de la parité - mais aussi autour du Pacs - ont changé radicalement le statut des questions de genre et de sexualité : elles ont été desserrées de l’intime et du privé pour être désormais débattues en public [6] . Le contexte international, le contexte paritaire français et plus généralement la politisation des identités sexuelles, viennent donc bouleverser le jeu de l’élection présidentielle et coïncident pour faire du rapport de genre une arme omniprésente de la campagne.
Il y a quelques mois, il était à peu près évident pour tout le monde que l’élection présidentielle se jouerait « entre hommes ». Journalistes people ou politiques commençaient à se mettre en pilote automatique, à l’image d’Alain Duhamel qui dans ses Prétendants, parus en janvier 2006, oubliait purement et simplement Ségolène Royal.
L’investiture de Ségolène Royal a bouleversé cette donne. Depuis les élections régionales de 2004, elle construit un ethos politique inédit, qui non seulement perturbe la non-mixité des plus hautes sphères de l’Etat, mais renouvelle en profondeur le jeu des stéréotypes qui collent à la peau des femmes en politique. De ce point de vue, Ségolène Royal réalise un tour de force, dans la mesure où elle est parvenue en deux ans à sortir d’une situation totalement aporétique, celle constituée par une figure jusqu’ici oxymorique : la « Femme politique ».
Les diverses institutions ne deviennent en effet sensibles aux profanes que par l’incarnation par les représentants eux-mêmes d’un ensemble de rôles, qui ne sont pas seulement des prescriptions contraignantes mais aussi le résultat des usages qu’en font ceux qui les endossent [7] . Or, les rôles politiques ont été si longtemps incarnés et définis par des hommes, qu’ils ont littéralement constitué le « corps légitime [8] » en politique. Au contraire, le corps des femmes en politique n’a été qu’un « corps allégorique ». Le corps féminin, de par sa fonction traditionnelle de personnification symbolique de la Nation, de la Patrie, de la République, etc. est toujours apparu comme un signifiant du politique et de ces valeurs. Ainsi, la féminité renvoyait toujours à autre chose qu’à elle-même. Plus le politique s’est incarné allégoriquement dans des femmes aux qualités bien définies, plus les corps réels, multiples, divers, de ces dernières ont été exclus de l’espace public. Parce que la République a les traits, l’expression et la silhouette de Marianne [9] , les hommes politiques peuvent, au contraire des femmes, s’approprier leur corps propre, dont l’identité sexuelle (de genre et de sexualité), n’étant pas allégorique, ne signifie rien, si ce n’est une personnalité singulière, un sujet autonome, médium et instrument stratégique dans la conquête du pouvoir. On comprend mieux dès lors les injonctions contradictoires qui pèsent sur les femmes en politique, avoir un corps « ni trop féminin, ni trop masculin [10] » : un corps qui disparaisse au profit du sujet citoyen – c’est-à-dire, de « l’homme » – qui se cache derrière. Le corps des femmes politiques du XXe siècle a donc été leur meilleur ennemi.
Trois stéréotypes de la « Femme politique » ont historiquement joué le rôle de puissant repoussoir des hautes sphères du pouvoir. Ces trois figures ont pour caractéristique de s’écarter à la fois de la norme dominante de la féminité et de la féminité mutique des figures allégoriques.
La première figure est celle de la « favorite intrigante », à laquelle ont par exemple constamment été renvoyées Edith Cresson bien sûr, mais aussi, et dans une moindre mesure, Elisabeth Guigou [11] . Cette figure sur-érotisée renvoie paradoxalement à une « féminité virile » car elle incarne une femme à la sexualité prétendument provocante, active et dominante – d’où son ascendant sur les hommes.
La deuxième figure est celle de la « King », femme-homme à l’identité sexuelle douteuse, qui a permis d’attaquer en bas de la ceinture Margaret Thatcher – on se rappelle la chanson de Renaud « à part peut être Madame Thatcher », ou encore et toute proportion gardée, Martine Aubry ou Michèle Alliot-Marie. La « King » est un instrument de stigmatisation qui vise les femmes politiques qui n’ont pas d’enfants – ou qui ont refusé de mettre en avant leur maternité.
Enfin, la troisième figure est celle de la « Régente ». On a toujours tenté de ramener les femmes politiques à leur statut de « mère », mais de mère toute puissante et régente avant tout : autrement dit, ce sont des femmes qui ne sont acceptées dans le cénacle du gouvernement que parce qu’elles ne représentent qu’une phase transitoire du pouvoir. Elles ne règnent jamais que pour assurer la transmission du pouvoir à « leurs hommes », dont on soupçonne toujours qu’ils tirent déjà en sous main les ficelles.
Face à ce dispositif, la marge de manœuvre de Ségolène Royal était mince. Au cours de sa carrière politique, elle a été ramenée à l’une ou l’autre de ces figures. Tant qu’elle était enfermée dans ce triptyque, son ascension politique est demeurée lente et circonscrite, et ce en dépit de ses victoires électorales. Sa figure de leader charismatique du PS à partir de 2004 et son investiture par les militants en 2006, n’ont été possibles que parce qu’elle a alors réussi à redéfinir le contenu symbolique et idéologique de la figure de la « Femme politique ». Et, parmi bien d’autres causes politiques, institutionnelles et sociales, l’occasion inespérée de cette redéfinition a été : Nicolas Sarkozy. C’est la construction identitaire du candidat Sarkozy, mettant au cœur de son identité politique une ressource qu’aucun autre candidat n’avait à ce point ostensiblement investie, la virilité, qui a permis de désamorcer l’aporie à laquelle se heurtaient les femmes en politique.
Nicolas Sarkozy : du traître au « porno rap », ou comment Ségolène Royal est devenue un « homme politique »
Avant Sarkozy, il n’y avait guère qu’un Bernard Tapie pour avoir investi à ce point sur sa virilité, pour s’enfermer à double tour dans son identité hétérosexuelle. Comme Bernard Tapie, Nicolas Sarkozy n’a pas eu un parcours classique de présidentiable. A la différence de Valéry Giscard d’Estaing et de Jacques Chirac, il n’est pas passé par l’École nationale d’administration (ENA), cette école de la République qui tend, – non pas à déviriliser – mais à désexualiser le corps des hommes politiques (dont le paradigme est le corps évanescent d’un Lionel Jospin). A la différence des autres Présidents, Charles de Gaulle, ou encore Georges Pompidou et François Mitterrand, il ne saurait non plus prétendre à une trajectoire héroïque ou à une appétence et à une compétence « culturelles », ayant pourtant contribué à la construction et à la définition du « charisme » de l’institution présidentielle. L’investissement forcené de Sarkozy dans une virilité agressive, dans des postures, des mimiques, des démarches de « mec », est une disposition fondamentalement acquise au cours d’une carrière menée par d’autres filières, celles de l’appareil et du terrain électoral local.
Mais la carrière politique de Nicolas Sarkozy est également marquée par un événement traumatique : l’élection présidentielle de 1995 et son ralliement, contre le camp Chirac auquel il appartenait, à la candidature d’Edouard Balladur, dissident du RPR. La défaite de son candidat annonce, selon l’expression consacrée par ses biographes, une « longue traversée du désert ». Ostracisé par le RPR, l’ancien porte-parole de campagne de Balladur est publiquement considéré comme le « traître », le « félon », et prend place aux côtés des plus célèbres d’entre eux : Judas, Rastignac, Iago,… Sarko. Nicolas Sarkozy subit la pire des offenses pour un homme, celle d’être rejeté par le groupe des pairs, le groupe des « vrais hommes ».
L’épithète de « traître » est d’autant plus dévastateur qu’en politique la figure de l’homme de pouvoir est fondamentalement structurée par les valeurs attenantes à une virilité paternelle et policée : droiture, responsabilité, courage, sens de l’Etat, sans oublier une pointe de culture des Lumières typically french. Nicolas Sarkozy incarne désormais l’anti-homme d’Etat. Même son relatif jeune âge ne peut le sauver : les erreurs ne forgent pas la jeunesse quand on est, comme lui, un enfant précoce de la politique (en 1983, il a été élu maire de Neuilly à 28 ans). D’ailleurs, on ne cesse de dire que Nicolas Sarkozy est déjà vieux, usé – lui-même pense sérieusement à sa reconversion. « On oublie qu’en politique, je suis un vieux. J’ai l’âge pour une seconde carrière, et si j’aime le pouvoir, il ne me grise plus » et le journaliste de commenter : « Toujours, jusque dans le moindre mot, cet éclat triste de hussard vieilli, énergiquement teigneux, un peu gavroche, très éloigné de l’Epinal enfant-chic-et-balladurien que jamais il ne fut [12] . » Son soutien à Balladur – croqué par le dessinateur Plantu en Louis XVI flegmatique sur sa chaise à porteurs - qu’il continuera à fréquenter pendant plusieurs années pour témoigner ostensiblement de sa loyauté, a totalement neutralisé son côté jeune mâle chiraquien ambitieux, qui avait contribué à le rendre célèbre en 1993 avec l’affaire du preneur d’otage dans une école maternelle de Neuilly, par exemple.
Durant l’été 1995, Nicolas Sarkozy accepte d’écrire une série de vingt quatre lettres pour les Échos. Les Lettres de mon Château rendues publiques par un certain « Mazarin » sont signées Chirac, Mitterrand, Bill Clinton, Philippe Séguin, Line Renaud ou… Nicolas Sarkozy. Dans ces échanges fictifs que Sarkozy met en scène, entre lui et le Président Chirac notamment, c’est cette figure du traître qui le hante : « [à J. Chirac] Il y a quelque injustice à me reprocher de vous avoir trahi. Vous étiez membre de la famille gaulliste quand vous avez trahi Jacques Chaban-Delmas pour Valéry Giscard d’Estaing. Et quand il a fallu trahir Giscard, avez-vous hésité à le faire ? » La défense de Nicolas Sarkozy est celle d’un coureur cycliste accusé de dopage : pourquoi moi ? Ils sont tous dopés. En témoigne la lettre adressée à Chirac qu’il écrit sous le nom de Giscard : « Vous avez eu la faiblesse de reprendre Bayrou, et vous avez eu grand tort […]. C’est un traître professionnel. Il est pire que Sarkozy [13] . »
Jusqu’en 2000, Sarkozy traîne ainsi sa traîtrise dans les urnes comme sur les plateaux télé – on se souvient de l’interpellation sanglante de Bruno Gaccio en 1998 sur le plateau de Nulle Part Ailleurs, à l’invité Sarkozy qui tentait alors de faire son come back (« Qu’est-ce que ça fait d’être un traître ? [14] ») . En avril 1999, en pleine campagne pour les élections européennes, Nicolas Sarkozy devient président par intérim du parti du président et remplace Philippe Séguin à la tête de la liste de coalition RPR/DL, dont le concurrent direct est l’UDF de François Bayrou. Désormais la figure du traître se double de celle du « porte-poisse », comme le chronique Pierre Georges dans un article du Monde paru le 16 juin 1999 : « Sociétaire perpétuel de la compagnie des traîtres et, de surcroît, des porte-poisse. Supposé s’emmêler les pieds dans ses trahisons et son urgence à exister, comme d’autres dans le tapis, Nicolas Sarkozy partit à la bataille avec un sérieux handicap [15] » .
La figure du traître est particulièrement structurée par le rapport de genre : elle est une figure négative, une figure repoussoir parce qu’efféminée. Le traître est celui qui use des atouts et des armes que la doxa sexiste prête communément aux femmes – l’influence, l’intrigue, le complot. Le stigmate est d’autant plus violent et efficace qu’il ne joue pas seulement sur les vertus – vir-tus – traditionnelles et dominantes de l’identité masculine – le courage, la loyauté, l’honneur, etc. — mais sur l’identité masculine elle-même : le traître subit l’opprobre de ne pas s’être comporté en homme, alors même que l’« homme politique » constitue la quintessence de la norme virile.
En France, la sphère politique est le lieu où se fabrique les « grands hommes », pour reprendre l’expression de Maurice Godelier, c’est-à-dire les canons de la virilité hégémonique : cette virilité prétendument « neutre » — celle de l’homme (vir) des droits de l’Homme -, ni trop viriliste ou « macho » (ce qui serait la marque de l’homme populaire, qui se laisse emporter), ni trop asexuée et éthérée (ce qui serait la marque de l’homme de lettres, inapte à l’action). Au sein de la classe politique, dans un contexte où la Résistance constitue encore une référence glorieuse et mythique du personnel politique, le traître ravive qui plus est une histoire sombre, demeurée longtemps taboue.
On comprend mieux dès lors le changement radical de stratégie de Nicolas Sarkozy à partir de l’été 1999, suite à l’échec cuisant subi par sa formation aux élections européennes (12,82 % des suffrages, le plus mauvais résultat jamais enregistré par les gaullistes dans une élection européenne ou nationale). L’autorité de Jacques Chirac mise à mal par la catastrophique dissolution de 1997, les haines et les dissensions qui divisent la droite, sont l’occasion de se refaire une « virginité de genre ». Déjà les thèmes de campagne développés par le candidat Sarkozy aux élections européennes annonçaient sa mue : institution d’un service minimum dans la fonction publique, suppression du RMI en cas de refus d’une formation ou d’un emploi, suppression des allocations familiales des parents de jeunes « délinquants » récidivistes, passage à six mois du délai de rétention des sans-papiers…
La posture précieuse du balladurien malheureux a fait son temps, l’ère de la pénitence est révolue, désormais son credo sera la hargne couillue, libérale et néoconservatrice : adieu le traître, bonjour le roquet. Ce qui a été perçu comme un énième échec est en vérité une résurrection : Sarkozy a compris que la guerre des clans a créé un vide d’autorité, qu’il n’y a plus qu’à prendre le pouvoir du parti : « Se rapprocher, étouffer l’autre et s’installer, voilà ma technique. Mais ça, vous ne le mettez pas, hein ? On est off, non ? », la traîtrise se fait ruse brutale. Dans ce dispositif, un seul le gêne, déjà : François Bayrou qui a à peu près le même âge que lui. Voilà ce qu’il en disait en 1999 : « On sent les petits bras qui gonflent dans les manches jusqu’à faire exploser les coutures, on voit le torse se bomber et les boutons sauter sur le petit costume, et c’est là qu’apparaît une cible, géante. On la voit de partout, cette cible. On ne peut pas la rater. Il a pris la grosse tête, François. Je sais ce que c’est, ça m’est arrivé » (ibid.). Nicolas Sarkozy joue la carte de l’homme « couturé de partout », selon l’expression de son ami Brice Hortefeux : bourgeois baroudeur de la politique, il rappelle avec délectation qu’il en a bavé pour en arriver là, qu’il n’est pas un « héritier » - qu’il n’est pas un énarque.
La suite, on la connaît : il accède au ministère de l’Intérieur en 2002 dans le premier gouvernement Raffarin : l’acmé de sa mutation en « premier flic de France » étant la Loi sur la sécurité intérieure votée en 2003. On notera que dans le cadre d’une politique de soit disant maintien de l’ordre, c’est précisément le groupe social des femmes – prostituées ou non, puisque toute femme dans l’espace public peut être soupçonnée de racolage « passif » – qui est d’abord visé par le ministre : comme s’il s’agissait de s’instituer en chef de clan, contrôlant l’échange des femmes entre les mâles prétendants. En 2004, il prend le ministère de l’Économie et des Finances, où il peaufine son ethos : il a besoin d’adjoindre à son personnage répressif l’image plus consensuelle du père : il va donc gérer « en bon père de famille » les finances publiques de la France. Il polit donc sa personnalité de Kennedy à la française pour acquérir une autorité plus familialiste, mais pour cela, il a précisément besoin… d’une famille. La famille Sarkozy inonde alors les magazines people. La politique de communication à « l’américaine » de l’homme politique est sans précédent en France. Désormais, Nicolas Sarkozy c’est avant tout un couple : la présence médiatisée de Cécilia Sarkozy, bras droit de Nicolas, en épouse modèle, est une allégorie de lui-même. C’est lui qu’elle symbolise, qu’elle figure dans son nouveau costume de leader charismatique, gendre idéal et père exemplaire.
Or, en mai 2005, alors que la campagne sur le référendum relatif au projet de Constitution européenne bat son plein, Nicolas Sarkozy est renvoyé à son histoire : le départ de Cécilia pour le président de Publicis constitue non pas tant une humiliation qu’une réelle contradiction avec ce qui s’apparente désormais à la fabrique d’un présidentiable (on se souvient du « j’y pense pas seulement en me rasant », le 20 novembre 2003 dans l’émission 100 minutes pour convaincre). La figure du cocu, comme celle du traître, est un stigmate qui sied mal au futur candidat.
La réaction de Sarkozy est explosive (pression sur la direction de Paris Match après la une du 25 août 2005, censure de la biographie de Cécilia, etc.). La rentrée 2005 se fait sous le signe d’une virilité sécuritaire exacerbée. Revenu aux manettes du ministère de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy en pleine affaire d’adultère lance coup sur coup le kärcher (avant l’été, en juin 2005 à la cité des 4 000 de la Courneuve sous des huées de « Sarko cocu ») et les « racailles » le 25 octobre 2005. Les révoltes des quartiers populaires à l’automne 2005 ont été l’occasion pour Nicolas Sarkozy de déployer ce que l’on pourrait appeler une véritable « virilité mascarade », qui modernise et ringardise les modèles antérieurs de « pères fouettards » : Charles Pasqua – ministre de l’Intérieur version mafia barbouze, et Jean-Marie Le Pen et son discours au soir du premier tour de l’élection présidentielle de 2002 adressé aux « petits », aux « sans grade », aux « oubliés », aux « sans défense »…
En s’inspirant des développements de la psychanalyste Joan Rivière dans son texte célèbre « La Féminité en tant que mascarade » (1929), on pourrait considérer en effet que le recours de Nicolas Sarkozy à un ethos de « petite frappe » — « Vous en avez marre de cette bande de racailles, et bien on va vous en débarrasser ! » (Déclaration du ministre le 25 octobre 2005, Argenteuil), n’hésitant pas à provoquer des émeutes en faisant d’un crime, double homicide involontaire/non assistance à personne en danger, une question de maintien de l’ordre, est l’effet de ce qui lui apparaît comme une dette envers ses pairs. Si la politique répressive de Sarkozy procède d’un choix délibéré, elle a pour caractéristique de se déployer sous les sunlights, comme en témoigne sa visite à New York en septembre 2006 et sa rencontre avec G. W. Bush. La photo qu’on retiendra est celle de Nicolas Sarkozy serrant la main du Président américain, posté sur un cube lui permettant de combler les vingt centimètres qui le sépare du regard de Bush. Cette mise en scène, qu’elle soit parfaitement huilée ou bricolée (sur les photos de groupe, Sarkozy est quasi systématiquement sur la pointe des pieds), envoie un message clair aux autres hommes : « J’en ai », ou plutôt, « J’en suis ».
On se souvient aussi de la concurrence ouverte entre Sarkozy et de Villepin en septembre 2005, lors d’un petit déjeuner à La Baule où le Premier ministre s’est ostensiblement rendu à la table où l’attendait Sarkozy après un bain de mer : l’antagonisme entre les deux hommes s’est joué sur une concurrence des corps, sur une lutte pour le monopole de qualités hautement valorisées, telles que la santé ou l’activité sportive. Enfin, on a beaucoup commenté le ralliement de Doc Gynéco à la candidature de Nicolas Sarkozy en invoquant une sorte d’accord tacite entre l’ex de Ministère A.M.E.R. et le ministre de l’Intérieur, le premier échangeant des difficultés avec le fisc contre un ralliement de la banlieue. Or, ce que l’on a moins remarqué est le message éminemment sexuel de ce ralliement. Véritable renégat de la culture hardcore, Doc Gynéco se veut le représentant d’un rap suavement sexiste : ce que deale Sarkozy c’est le capital symbolique de « tombeur » érotomane de Doc Gynéco.
De Marie-Ségolène à Domina Mater ou comment Ségolène Royal doit devenir féministe
Cette sur-virilité est la marque, à la fois le signe et le stigmate, de Nicolas Sarkozy. C’est elle, entre autres choses, qui a permis le déploiement d’une identité féminine politique chez sa concurrente Ségolène Royal. De la même manière que leurs prises de position politique dans la campagne ne peuvent se comprendre que « relationnellement », résultant de stratégies de distinction ou d’opposition [16] , leur construction identitaire s’ajuste aussi en fonction de leurs mises en scène réciproques.
On l’a montré, pendant longtemps Ségolène Royal était, comme les autres femmes en politique, confrontée à des injonctions contradictoires. Dans le contexte de la pré-campagne à l’élection présidentielle de 2007, Royal a pourtant réussi à imposer un autre corps légitime en politique face à la saturation de l’homme politique viril chez Sarkozy ; ce qui lui a permis d’inventer une véritable féminité gouvernante. Elle a donc pu faire preuve d’une féminité revendicatrice, assumée, voire sexy, sans être en contradiction avec le pouvoir politique. La transformation accélérée de l’ethos corporel de Ségolène Royal au cours de la dernière année atteste de manière exemplaire de son déplacement vers une nouvelle position au sein de ce que l’on pourrait appeler l’espace des identités sexuelles en politique.
Au cours de sa carrière politique, Ségolène Royal est d’abord apparue sur la scène publique sous les traits d’une féminité classique, rassurante, stigmatisée comme une petite « régente ». Cet ethos est d’abord hérité : Ségolène Royal est, comme elle l’écrit elle-même dans son autobiographie en 1996, « la quatrième d’une grande fratrie traditionaliste [huit enfants]. Les hommes votaient Tixier-Vignancourt, les femmes aussi, puisque c’était l’époque, pas si lointaine, où elles votaient comme leur mari [17] ». Si sa mère est décrite comme « douce et anticonformiste », Ségolène est aussi « la fille du lieutenant-colonel » [18] qui contrôle avec fermeté les ambitions familiales : « Les garçons feraient des soldats ; les filles, cela allait de soi, se marieraient. Pour elles, pas question d’études, sauf, à la rigueur, quelque cycle court. Les femmes de la famille vivaient dans une dépendance subie ou consentie, conforme à l’héritage du code Napoléon et, paraît-il à l’Evangile [19] ». Elle s’émancipe de ce milieu conservateur grâce, dit-elle, à l’école, et à son brillant parcours scolaire, typique de l’ascension sociale au mérite républicain, qui l’a conduite jusqu’à l’ENA.
C’est d’ailleurs au sein de la promotion Voltaire qu’elle rencontre son compagnon François Hollande, avec qui elle entre dans l’équipe de campagne de François Mitterrand pour l’élection de 1981 puis, de 1982 jusqu’à la fin du premier septennat, dans son cabinet présidentiel. 1988 marque le début de sa carrière élective : bénéficiant de la protection du Président, elle est « parachutée » dans la deuxième circonscription des Deux-Sèvres, où elle est élue depuis lors sans discontinuer. Comme tous les professionnels de la politique ayant emprunté la filière administrative, elle doit beaucoup à son mentor, à qui elle rend hommage tout en déniant toute ambiguïté relationnelle, quitte à surinvestir et à surjouer son identité de mère sortie tout droit d’une pub Cyrillus.
En 1992, Royal pose pour Paris Match à la maternité avec son nouveau-né, Flora, et fait gentiment scandale : c’est la première fois qu’un-e politique accepte de médiatiser un tel évènement. Pour Royal, ce geste était une façon de montrer que les femmes peuvent être mères et actives. Ces collègues, alliés ou adversaires, n’auront retenu que le premier terme, car si Ségolène est parvenue à tenir systématiquement à distance le stigmate de « favorite », c’est au prix d’un enfermement dans sa maternité dont elle n’est pas totalement dupe : « Le choix d’une famille aux nombreux enfants, source de mes joies les plus profondes, me vient de la tradition familiale ; le sens de l’honneur et du désintéressement, de la tradition militaire. Mais, dès la sixième, j’ai su que je ne voudrais jamais avoir le destin des femmes que j’observais autour de moi – et pas seulement dans ma famille [20] ». Suite à la « période d’inventaire » du PS, Royal témoigne d’une acuité certaine à la façon dont les identités sexuelles contribuent à faire et défaire les carrières des « politiques courtisans » et de ses efforts pour élaborer un chemin de traverse. « J’ai gardé la tête droite quand tant d’hommes importants se comportaient comme des petits garçons et que tant de femmes ne savaient pas s’il fallait "la jouer femme" ou autrement [21] . »
Toutefois, malgré un parcours exemplaire, — elle est nommée, à 39 ans, ministre de l’Environnement dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy en 1992 -, elle reste cantonnée dans une posture de femme politique très « inoffensive » et occupant des postes subalternes. En 1997, Lionel Jospin lui confie ainsi des responsabilités « féminines » qui frisent la caricature : ministre déléguée chargée de l’Enseignement scolaire, puis ministre déléguée à la Famille et à l’Enfance et enfin à nouveau à la Famille, à l’Enfance et aux Personnes Agées. Sa position relativement dominée au sein de la hiérarchie du gouvernement le plus féminisé (33 %) de la Ve République, la place en retrait des figures féminines principales de celui-ci. Martine Aubry en est le numéro deux, à la tête d’un « super-ministère » de l’Emploi et de la Solidarité, tandis qu’Elisabeth Guigou est Garde des Sceaux. Ségolène Royal incarne de facto au sein du gouvernement une féminité classique, voire ringardisée, dont elle paie le prix au moment de Jospin II : alors qu’Aubry part préparer les municipales de 2000 à Lille, Guigou prend le ministère du Travail et… Marylise Lebranchu, simple secrétaire d’Etat au moment où Royal est ministre déléguée, se trouve nommée à la tête du ministère de la Justice : Ségolène Royal ne l’oubliera pas.
A partir de ce moment, le look bourgeois sévère et classique, mi-mère de famille catholique du XVIe arrondissement, mi-instit républicaine, est abandonné au profit d’une posture davantage combative. Plus ou moins mise sur la touche au moment de la campagne présidentielle de 2002 par le staff de Lionel Jospin, elle aussi se refait une « virginité de genre », avant son retour triomphal aux élections régionales de 2004. Cette victoire constitue le socle de sa nouvelle identité : seule femme élue présidente de région, qui plus est face au Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, elle symbolise la résurrection du PS après le désastre de 2002, et surtout autonomise et consolide ses capitaux politiques. Sa victoire, dans le contexte paritaire, lui permet d’affirmer la valeur de sa « politique autrement ». La « politique autrement », c’est aussi être une « femme autrement ». L’élection des socialistes en Espagne et l’arrivée de Zapatero constituent alors une aubaine : oubliée la mère de famille ringarde et stricte, Royal surnommée « Zapatera » devient de fait tête de file du premier parti d’opposition.
Les lunettes, le serre-tête en velours ou le chignon sévère, les tailleurs pastel et les jupes plissées sont remisés, tout comme un peu plus tôt le « Marie » de son prénom, au profit de tailleurs ajustés à veste blanche ou rouge, parfois remplacée par un blouson en cuir. L’ensemble de ses atouts féminins sont soulignés et modernisés : les cheveux sont désormais toujours lâchés, le regard bleu mis en valeur, et le sourire permanent. Il ne s’agit pas seulement de look, mais surtout de posture. Si le sourire se veut rassurant, le regard vise haut, et donne de la profondeur à son ambition. Les mains, socialement constituées comme attribut sexué, sont souvent tenues dans le dos, la tête penchée vers ses interlocuteurs accentue une pose attentive et le regard seul scande les propos, et lorsque les mains se montrent, sans maquillage ou bijoux, les poings sont serrés, à la lutte. Si la disponibilité, la concentration, l’inspiration et la détermination semblent ici subtilement incorporées, il faut aussi sans nul doute souligner un autre attribut de la candidate : la séduction.
En 2006, Ségolène Royal apparaît à la sixième place du palmarès des « 100 filles les plus sexy » établi chaque année par le magazine FHM version France, devant les « sex symbol » consacrées que sont Pamela Anderson et Monica Bellucci (74e et 91e), et derrière Adriana Karembeu qui occupe la première place. Durant l’été, VSD et Closer publient des photos d’elle en maillot de bain sur la plage de Nice. Les journalistes et biographes, quelle que soit d’ailleurs leur sympathie affichée envers la candidate, s’accordent à dire qu’elle est de plus en plus belle, « plutôt bien roulée » (PPDA au Grand journal de Canal +), incarnant une « quadra libérée » (titre de RFI) et « troublante » selon le journaliste Christophe Barbier, qui concède qu’elle « fait de l’effet », et énumère ses autres « qualités » : « inquiétante, décevante, percutante, glaçante, présente, troublante : l’énigme Ségolène [22] ».
Face à un candidat complexé de ce point de vue, le fait d’affirmer et d’assumer sa « beauté » constitue une ressource politique non négligeable, à condition de rappeler que le corps en politique est un corps social et sexué. Et si journalistes et éditorialistes continuent à la comparer à la « Madone », ce n’est plus tant la vierge « mère » mise en scène dans Paris Match en 1992 que l’on désigne ici, que la belle femme rayonnante et « habitée » par une ambition inédite, un « élan qui dérange ». Ainsi la soutient Nicole Avril dans Le Monde du 21 février 2007 : « Ceux dont la survenue de Ségolène Royal a bousculé les habitudes de penser et les catégories grammaticales la traitent volontiers de madone, […] son beau visage semblant exciter chez ses détracteurs une angoisse de castration ». Même présentation à double facettes sur la quatrième de couverture de la biographie de Daniel Bernard, Madame Royal : « La Dame blanche, en effet, s’épanouit dans la brume. La fille de fer a donné à voir son enfance de sabre et de goupillon, sans préciser qu’elle avait, à 19 ans, engagé une bataille judiciaire contre son père. La femme de guerre s’est gardée d’avouer que son féminisme s’inspirait de Jeanne d’Arc. La mitterrandienne a encore dissimulé que son socialisme puisait ses racines dans l’Evangile. En quelques apparitions, elle a campé un personnage familier et pourtant mystérieux ».
Au fur et à mesure qu’elle se rapproche du pouvoir suprême, la métamorphose corporelle de la candidate socialiste n’est pas sans rappeler celle de Hillary Clinton, à la trajectoire de laquelle on compare volontiers son parcours. La journaliste Rebecca Traister écrivait récemment qu’elle avait connu Hillary en 1992 lorsqu’elle « ressemblait à une mère de famille doublée d’une féministe : elle venait juste de renoncer à ses lunettes en cul de bouteille, mais portait toujours d’affreux serre-tête et se maquillait particulièrement mal ». En devenant la femme du Président, elle a corrigé sa coiffure, son maquillage, ses lunettes et sa garde-robe, puis en s’affirmant sénatrice et prétendante à la Maison Blanche, elle s’est « forgée une image de femme impeccablement mise », tout en « glissant de la gauche à la droite du parti démocrate », et en modérant très fortement ses prises de position féministes. Et la journaliste de poursuivre, « quatorze années avec Hillary Clinton nous ont montré que, dès que l’on se rapproche du centre du pouvoir, on est confronté à une paralysie de l’idéalisme politique. A quoi faut-il renoncer pour être admise dans le saint des saints ? [23] »
La légitimité de la candidate Ségolène Royal s’est de la même manière construite autour de la modélisation d’un corps féminin tout à la fois sexy et autoritaire. Son féminisme s’est trouvé utilement réactivé lors de la campagne à l’investiture. Son laïus « vous me dites cela parce que je suis une femme », repris depuis lors comme une antienne par les Guignols, n’a jamais été aussi efficace que lorsqu’elle a revendiqué avec succès son statut « d’homme politique », face à un Nicolas Sarkozy qui, devenant pathologiquement viril, n’en constituait plus que la caricature. Ce dernier s’est laissé piéger à son propre jeu : déployant un ethos viriliste en conformité parfaite avec une politique des plus répressives, il a contribué à ce que Royal se déleste d’une « féminité allégorique » au profit d’une « féminité gouvernante ». Ainsi, plus Sarkozy s’enferrait dans sa « virilité mascarade », plus Royal devenait un véritable « homme politique ».
Pour autant, depuis son investiture, Royal oscille entre la parfaite incarnation de ce nouveau corps politique et sa rechute vers une féminité « stigmatisante » en politique. D’un côté, elle parvient parfois à « incarner et construire » ce changement qu’elle théorise, usant allègrement et fièrement de son sexe, se revendiquant une « femme debout ». Elle a pu rappeler lors de son discours d’investiture à la Mutualité à Paris le 26 novembre 2006 cette volonté de « renouvellement », mise en pratique dans ses fameux dispositifs de démocratie participative : « Le monde a changé, la France a changé, alors la politique doit changer. Je veux non seulement incarner ce changement profond mais le construire avec tous. La politique doit partir de la réalité de la vie des gens, être attentive aux leçons que le peuple donne, comprendre que le citoyen est le mieux placé pour faire le diagnostic de ce qu’il vit et pour dire au nom de quelles valeurs la gauche doit agir ». D’un autre côté, elle risque sans arrêt « d’être prise d’un doute » et de se laisser rattraper par l’entreprise d’intimidation du sexisme ordinaire, par la violence symbolique de la domination masculine [24] .
« J’ai changé, toi non plus »
En dépit de ses multiples capitaux (brillante trajectoire scolaire qui l’a conduite jusqu’à l’ENA, expérience professionnelle au cabinet de la Présidence de la République, belle carrière d’élue à divers échelons), la « compétence » de Ségolène Royal a en effet été à de nombreuses reprises mise en question, et ses « bourdes » particulièrement commentées. Ce soupçon d’incompétence est épargné à Nicolas Sarkozy, dont on teste plus volontiers la « sympathie » comme l’illustre le titre du Figaro du 2 mars 2007 : « Une majorité de Français juge François Bayrou plus sympathique que Nicolas Sarkozy et plus compétent que Ségolène Royal — Baromètre LCI Le Figaro ». On retrouve ici les fameux « trous d’air » de la campagne de la candidate socialiste, où, confrontée à des attaques explicitement sexistes (le nombre de sous-marins nucléaires, l’humour graveleux et violent de certains comiques), elle vacille et soit oublie totalement son féminisme conquérant, soit en donne une version très « victimaire ». Il n’est ainsi pas anodin qu’elle ait annoncé que la première loi qu’elle ferait voter après son éventuelle élection concernerait la protection des femmes battues. Le symbole est si fort qu’il en est peut-être inconscient. Dans ces moments de doute, « Ségo » met alors surtout en avant sa « maternité », se touche le ventre et se veut la « mère » de tous et fait réapparaître auprès d’elle son compagnon. Réflexe de protection, elle réinvestit alors une ressource éculée et se replonge dans les habits de la « femme politique » oxymorique.
Ségolène Royal aurait-elle définitivement penché vers un ethos de « petite mère des peuples » ? Les discours de cet hiver en témoignent : elle gouvernera la France en bonne mère de famille, en « Domina Mater » distribuant les droits sociaux comme s’il s’agissait de « bons points » (selon son expression de « donnant/donnant »). Effet des attaques sexistes répétées à son encontre, cette régression de Royal est aussi la conséquence d’un changement tactique majeur de la part du candidat Nicolas Sarkozy.
En janvier 2007, lors de son investiture officielle au cours d’un grand show à l’américaine, Sarkozy entonne un discours fleuve centré autour d’une idée : « J’ai changé ». Sarkozy le dit à qui veut l’entendre, lui aussi a failli, lui aussi a ses faiblesses, ses points sensibles, ses blessures… mais aujourd’hui, il n’est plus question d’en faire un tableau de chasse. Il a changé, il est devenu plus ambivalent, plus profond, plus sensible. Sarkozy s’est dévirilisé ; au prix de maints efforts, le ton s’est apaisé, la voix s’est adoucie, les sourires se sont multipliés, les mimiques ont été contrôlées, la démarche assagie, afin d’incarner une virilité politique plus soft, apparemment plus neutre. Il est donc parvenu à réduire l’écart qui le séparait de sa principale adversaire. En faisant cela, Sarkozy a renvoyé Royal à sa féminité, il lui a fermé l’espace interstitiel dans lequel elle avait réussi à bricoler une identité inédite lui permettant d’acquérir une « carrure » d’homme d’État. Le 8 mars dernier, lors d’une émission télévisée, alors qu’Arlette Chabot montrait au candidat Nicolas Sarkozy les images d’archives d’une émission où Royal, sans se démonter, rappelait à l’ordre l’agressif jeune Sarkozy, ce dernier a commenté les images en rappelant que lui a changé – sous entendant qu’aujourd’hui les choses ne pourraient plus se passer comme cela, car elle n’aurait plus de prise. Janvier et février ont donc été rudes pour la candidate. A l’heure actuelle, sa riposte s’exprime par des appels répétés aux femmes, héroïnes d’une histoire enfouie ou anonymes qui « doivent avoir confiance en elles » : le féminisme, comme programme politique, et non pas la féminité, comme ressource symbolique, est son salut. Mais Ségolène Royal hésite encore entre un féminisme traditionaliste et convenu et un féminisme non essentialiste et offensif.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Sarkozy et Royal ont tous les deux compris que le féminisme, et plus généralement les questions sexuelles (identités, rôles, inégalités, mouvements), constituaient un véritable enjeu de campagne, et ce en dépit des interprétations dominantes au sein du PS après 2002 qui attribuaient la défaite de Lionel Jospin à la politique « paillettes » du Pacs et de la parité et à l’oubli des classes populaires. Les femmes, et dans une moindre mesure les autres minorités sexuelles, posent enfin un problème aux hommes politiques : leur histoire, leur résistance quotidienne, endurante, invisible, mais aussi leurs attentes et leurs projets.
Pour attester de leur considération, on assiste à une concurrence biographique sévère : les deux candidats se réclament chacun-e de leurs mères, en tant qu’elles sont des figures féminines exemplaires ayant combattu à leur manière le patriarcat (la mère de Royal qu’elle décrit comme « anticonformiste », mais assignée à une maternité esclave et soumise à la loi du père qu’elle osera tardivement, avec l’aide de sa fille, remettre en question ; la mère de Sarkozy qu’il présente comme une femme indépendante, ayant élevé seule ses enfants). Le roman familial est d’un côté comme de l’autre parfaitement (re) construit. Toutefois, alors que François Bayrou sort son épingle du jeu et parvient à se poser comme l’homme du rassemblement, à l’autorité paternaliste, l’homme qu’aurait dû être Jacques Chirac au lendemain de l’élection présidentielle de 2002, Nicolas Sarkozy est renvoyé à son statut de fils éternel. Le duel se transforme en trio : papa, maman et… Sarko. Dans ce contexte, Royal a clairement une carte à jouer qui engage son positionnement à gauche. Plutôt que de coller au stéréotype renouvelé de la « Régente » — la « Domina Mater » –, elle a tout à gagner à promouvoir un féminisme combatif et radical, non seulement pour dénoncer les perpétuelles tentatives sexistes de déstabilisation dont elle fait l’objet, mais plus fondamentalement pour renvoyer ces adversaires de droite à la réalité nue de leur entreprise moralisatrice, hétéronormée et anti-égalitariste, de leur politique d’exclusion et de régression sociale, pour les droits des minorités sexuelles comme pour les droits de tout-e-s.