On le croyait disparu. Enterré à jamais avec la libération sexuelle, la pilule et la vague féministe des années 1970. Ou alors, réservé aux derniers catholiques pratiquants. Erreur. Le "devoir conjugal" n'a rien d'une expression désuète, du moins pour les juges. Il est même un élément clef du lien conjugal, lorsque les couples en procédure de divorce se mettent à faire les comptes. La preuve avec Jean-Louis G., condamné en avril dernier par la cour d'appel d'Aix-en-Provence à 10000 euros de dommages et intérêts, et dont l'histoire a récemment nourri les commentaires amusés des gazetiers médiatiques. Jean-Louis ne faisait pas assez souvent l'amour avec sa femme, ce qui constitue "une violation grave et renouvelée des devoirs et obligations nés du mariage", ont déclaré les magistrats. Voilà les 240000 couples mariés de l'an dernier prévenus.
Tout avait pourtant bien commencé entre Jean-Louis et sa femme: un mariage en 1986, la naissance de deux enfants, en 1990 et 1991. C'est en 2007 que Monique engage une procédure de séparation. En janvier 2009, le juge prononce le divorce aux torts exclusifs de son mari pour non-respect des obligations du mariage. Mais avec des aménagements qui laissent penser que la rupture est plutôt bien acceptée de part et d'autre: Jean-Louis garde la maison mais paie un loyer, et l'autorité parentale est exercée conjointement, avec un fils cadet en résidence alternée chez ses parents et une fille aînée partie à Caen pour des études supérieures. Et pourtant, à la demande de Monique, le juge lui accorde 10 000 euros de dommages et intérêts, au titre de l'article 1382 du Code civil, lequel condamne toute personne qui "cause à autrui un dommage".
"N'avouez jamais!"
Choqué par le motif, Jean-Louis fait appel et, pensant bien faire, invoque pour justifier son manque de libido des "problèmes de santé et une fatigue chronique générée par ses horaires de travail". Mal lui en prend: il fournit de lui-même la preuve qui manquait à sa femme. En l'espèce, l'honnêteté ne paie pas. "Jean-Louis a été mal conseillé. N'avouez jamais!" préconise Emmanuèle Pierroux, avocate au barreau de Paris, et auteur d'un article impertinent et très documenté, paru récemment dans La Gazette du Palais, sur ce jugement passé jusque-là inaperçu dans les médias. Elle y voit une décision insultante pour "la majorité des couples, silencieuse, parfois honteuse, qui a connu, connaît ou connaîtra une période d'abstinence. Mais est demeurée liée."
Certains sont prêts à faire l'amour pour faire plaisir à l'autre.
Lors de son mariage, pris par l'émotion de la cérémonie, Jean-Louis n'avait sans doute pas bien écouté le maire, et sa référence à l'article 215 du Code civil, où il est question, au moment du serment, de "fidélité", d'"assistance" réciproque, mais aussi de "communauté de vie". Or, derrière ces termes flous, se cachent "deux exigences bien précises" en matière de droit, rappelle Ludovic Vial, avocat spécialisé dans les affaires de contentieux familial à Epinal (Vosges): une communauté de toit -encore que, depuis 1975, les époux ne sont plus tenus de vivre ensemble. Et une communauté de lit. En clair, des relations sexuelles. Deux exigences que la justice française a rappelées une quinzaine de fois depuis 1956, date d'un arrêt de la Cour de cassation.
Mais la décision de la cour d'appel d'Aix est allée bien au-delà des jurisprudences antérieures. En effet, les magistrats -trois femmes- ne se sont pas contentés pas de rappeler que "les rapports sexuels entre époux sont notamment l'expression de l'affection qu'ils se portent mutuellement". Ils ont aussi mentionné la "quasi-absence de relations sexuelles pendant plusieurs années"... tout en reconnaissant des "reprises ponctuelles"! On imagine le tollé si la situation avait été inversée.
"Ce soir, je n'ai pas envie"
A l'âge des chassés-croisés amoureux et du sexe libéré, de l'autonomie personnelle et de l'allergie aux diktats en matière de morale privée, l'amende infligée à Jean-Louis apparaît pour le moins anachronique. D'autant que les femmes d'aujourd'hui, elles non plus, n'hésitent pas à refuser de se plier à ce fameux "devoir conjugal". "Avant, elles disaient: "J'ai mal à la tête.'' Aujourd'hui, elles se contentent d'un "Ce soir, je n'ai pas envie''", constate le Dr Sylvain Mimoun, sexologue et thérapeute de couple. Un changement relativement récent -une quinzaine d'années à peine, selon le spécialiste- mais pas systématique: certains de ses patients se disent prêts à faire l'amour pour "faire plaisir" à l'autre, ce qui n'a d'ailleurs rien de honteux dès lors que ce "oui" permet de "se retrouver sur le plan émotionnel et d'éviter le délitement progressif du couple".
Liberté absolue d'un côté, judiciarisation du désir et quantification de l'affectif, de l'autre: l'hiatus est total. Du côté de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, les magistrats se sont inscrits dans la continuité du droit romain, façonné par le christianisme: "Dès le vie siècle, la religion chrétienne a inventé la conjugalité -dont le devoir sexuel entre époux- pour lutter contre le paganisme, prendre le pouvoir dans l'intime et laisser à la femme un seul rôle, celui d'assurer la descendance", observe Pascal Dibie, enseignant à Paris VII et auteur d'une plaisante Ethnologie de la chambre à coucher (Métailié). Rien d'étonnant, dès lors, que les procès en impuissance se soient multipliés au Moyen Age ou qu'il ait fallu attendre le siècle des Lumières pour que se pose, enfin, la question de la jouissance féminine... Aux yeux de la justice, le mariage est le lieu de la procréation, une institution de nature "hétérosexuelle, contraignante, ré-gulière et monogamique", renchérit Daniel Borrillo, chercheur au Centre d'études et de recherches de sciences administratives et politiques (Cersa) à Paris.
Les juristes sont "garants d'un équilibre sexuel"
Des exemples de cette "orthodoxie sexuelle"? Il est illicite, on l'a vu, de ne pas faire assez l'amour ; à l'inverse, un homme a été jugé fautif en 1970 pour avoir exigé trois rapports quotidiens avec sa femme, "au point de la rendre malade". Ces rapports doivent être complets -la Cour de cassation a condamné un homme parce qu'il n'assurait "ni espérance de maternité, ni plaisir" à sa compagne. Mais, en dehors du coït lui-même, monsieur ne peut exiger de madame nulle fantaisie (fellation, exhibitionnisme ou autres) -jugement rendu en 1988. En revanche, même en l'absence de toute ambiguïté sexuelle, madame ne saurait s'exonérer d'une fidélité physique tout autant qu'émotionnelle: pour avoir entretenu une relation trop régulière avec son confesseur, une femme a perdu son procès au motif d'adultère -lequel, pour les juges, ne se conçoit que dans un cadre hétérosexuel: si monsieur trompe madame avec un homme, il ne commet pas un adultère stricto sensu mais une "injure" au sens juridique du terme, c'est-à-dire un "indice grave" d'une violation des obligations du mariage. Nuance.
Voilà comment les juristes, "véritables théologiens du monde moderne", se sont peu à peu instaurés en "garants d'un équilibre sexuel situé au juste milieu entre l'excès et la carence", dénonce Daniel Borrillo. Jusqu'à la caricature. En 1996, la cour d'appel de Nancy a prononcé le divorce aux torts partagés: la femme se refusait "fréquemment" à son mari, qui, en retour, s'abstenait "fréquemment" d'honorer son obligation conjugale. Un partout, balle au centre. "La société a évolué, pas les juges", note Emmanuèle Pierroux, qui s'étonne à ce propos du montant des dommages et intérêts obtenus par Monique. Comme l'avocate, de nombreux spécialistes jugent exorbitants les 10000 euros alloués par la justice. Cette même justice qui a accordé, début 2012, "seulement" deux fois plus à un homme né d'une relation incestueuse et non consentie entre sa mère et son oncle. 10000 euros: le prix de quoi exactement?
Si monsieur trompe madame avec un homme, ce n'est pas un adultère sticto sensu.
8,7 C'est la fréquence moyenne, sur un mois, des rapports sexuels en France, selon une enquête sur le "Contexte de sexualité des Français" effectuée en 2007. Cette fréquence s'élève à 12 rapports par mois pour les couples constitués depuis moins de six mois, et tombe à 8 lorsque le couple s'est rencontré il y a plus de cinq ans.
90% des femmes de plus de 50 ans vivant en couple déclarent avoir des rapports sexuels réguliers. En 1970, la proportion n'était que de 53%. En revanche, la fréquence des rapports chez les quadragénaires n'a quasiment pas évolué depuis trente ans.
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Et le viol conjugal?
Le fait qu'"une femme demande réparation parce que son mari n'honore pas son devoir conjugal me sidère. Mais que cela lui soit octroyé... J'enrage. Revenons donc au temps de la royauté, quand, en cas de suspicion d'impuissance, on consommait le mariage en public!" Emmanuelle Piet ne décolère pas. Pour ce médecin, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV), l'article 215 du Code civil n'est qu'un "résidu archaïque" qui aurait dû, depuis des années déjà, être abrogé. Pis: ce dernier entre en contradiction avec la notion de viol conjugal -une réalité qui n'a été reconnue par la Cour de cassation qu'en 1990, et inscrite dans la loi en 2006 seulement comme "circonstance aggravante", rappelle Emmanuèle Pierroux. Aujourd'hui, en effet, une relation sexuelle imposée sous "la contrainte, la menace, la surprise ou la violence", y compris entre époux, est inscrite dans le Code pénal et passible des assises, rappelle Mme Piet. En principe donc, tout rapport nécessite au préalable le consentement des deux parties, "ce qui est toujours difficile à prouver", commente sobrement le juriste Daniel Borrillo: sur le plan juridique, une femme ne doit pas se refuser à son époux, mais celui-ci ne peut la forcer. De la subtilité du droit français...
Le chiffre: 8,7
C'est la fréquence moyenne, sur un mois, des rapports sexuels en France,
selon une enquête sur le "contexte de sexualité des français des
Français" effectuée en 2007. Cette fréquence s'élève à 12 rapports par
mois pour les couples constitués depuis moins de six mois, et tombe à
huit lorsque le couple s'est rencontré il y a plus de cinq ans.
90% des femmes de plus de 50 ans vivant en couple déclarent avoir des
rapports sexuels réguliers. En 1970, la proportion n'était que de 53%.
En revanche, la fréquence des rapports chez les quadragénaires n'a
quasiment pas évolué depuis trente ans.