Le pouvoir des mots, politique du performatif
de Judith Butler
-> Un article lu sur: femmespubliques.org
Introduction : Sur la vulnérabilité linguistique
Chapitre Un : Actes brûlants, discours injurieux
Chapitre Deux : Performatifs souverains
Chapitre Trois : Une parole contagieuse : la paranoïa et l’ « homosexualité » dans l’armée
Chapitre Quatre : Censure implicite et puissance d’agir discursive
Sur la vulnérabilité linguistique (introduction)
Si les injures peuvent blesser, leur blessure peut aussi être la source d’une nouvelle puissance d’agir. L’insulte humilie, mais elle est simultanément constitutive du sujet. La menace qui sous-tend l’injure peut amener une réponse inattendue : elle n’est pas souveraine, elle ne produit pas nécessairement l’effet qu’elle vise, car elle suscite malgré elle une résistance qui s’oppose à elle.
Parce que l’insulte est toujours susceptible d’être reprise et déplacée pour devenir une résistance, une affirmation de soi, il n’est pas possible d’établir que tel mot blesse nécessairement, et qu’il faut donc légiférer pour l’interdire. L’histoire des mots est ouverte ; ils sont toujours susceptibles d’engendrer un « contre-discours ».
L’individu est constitué dans une dépendance à la parole qui lui est adressée, il ne peut donc être absolument autonome. Cependant, s’il n’est pas souverain, l’individu acquiert par cette dépendance même une certaine puissance d’agir.
Comme le discours met en jeu le corps, il est à la fois délibéré et non délibéré, il n’est pas entièrement maîtrisé par le locuteur et peut donc toujours produire des effets inattendus, contraires à ceux qui étaient visés.
1) Actes brûlants, discours injurieux
Lorsqu’on a recours à l’État pour juger des discours de haine, pour établir la distinction entre le discours (qui est libre) et les actes (qui peuvent faire l’objet d’une interdiction), pour déterminer quels discours constituent des actes, on encourt le danger d’une réappropriation par l’État de ce pouvoir injurieux : l’État peut ainsi utiliser ce pouvoir à ses propres fins, éventuellement réactionnaires.
L’extension du pouvoir de l’État est une menace pour la réappropriation politique des discours injurieux, ce dont témoigne l’examen de plusieurs procès, notamment celui d’un jeune homme jugé pour avoir brûlé une croix devant la maison d’une famille noire - un symbole du Ku Klux Klan. Les juges, reprenant le discours « injurieux », insultant et blessant de l’accusé, le relaxèrent au motif que son acte exprimait un discours, certes répréhensible, mais autorisé au nom de la liberté d’expression. À l’inverse, certaines formes d’expression artistique homosexuelle se voient condamnées pour obscénité, au nom de la lutte contre les « discours injurieux », susceptibles de porter préjudice.
2) Performatifs souverains
Le discours performatif, cette forme de discours qui ne relève pas de la description mais qui réalise quelque chose - comme lorsque un prêtre prononce la formule « Je vous déclare mari et femme » -, est certes une action, mais pas une action souveraine, toute-puissante, contrairement à ce que prétendent ceux qui décrivent ainsi les discours de haine, et qui voudraient confier exclusivement à l’État ce pouvoir, en le chargeant de juger quels discours sont autorisés et quels ne le sont pas.
Prétendre que les discours de haine, comme le discours de l’ l’État, sont souverains, c’est chercher à reconstituer l’image d’un pouvoir souverain, alors même que Michel Foucault a montré qu’une telle image n’est pas appropriée pour décrire les formes contemporaines du pouvoir.
La pornographie est ici exemplaire. Certains l’accusent en effet de réduire au silence ceux qu’elle décrit - les femmes - en les humiliant, en recontextualisant leur discours et en le sexualisant pour le disqualifier, le rendre inaudible. Pourtant, la description pornographique n’est pas souveraine, toute puissante, elle peut échouer et susciter au contraire un discours critique.
Il ne faut donc pas chercher à empêcher toute recontextualisation, en ayant recours à l’État pour l’interdire, comme le souhaitent ceux qui prônent l’interdiction de la pornographie : la recontextualisation est nécessaire ; elle peut aussi être le lieu d’une augmentation du pouvoir politique des dominés.
La question est donc plutôt de savoir s’il faut confier cette recontextualisation à l’État, dans le cadre d’un traitement juridique, ou au contraire permettre qu’elle soit prise en charge par les individus qui sont victimes des discours injurieux eux-mêmes.
3) Une parole contagieuse : la paranoïa et l’« homosexualité » dans l’armée
L’analyse d’une directive de l’armée américaine, qui interdit à son personnel de se déclarer homosexuel, montre comment le discours par lequel une personne se définit comme homosexuelle est ici assimilé à une conduite homosexuelle, selon la même logique qui voudrait que la pornographie soit interdite parce qu’elle réaliserait la soumission des femmes.
L’affirmation de son homosexualité est ici définie, dans une logique proprement paranoïaque, comme source d’une possible contagion. Les textes de Freud, qui permettent pourtant de cerner cette logique paranoïaque, participent eux-mêmes d’une crainte qui fait de l’homosexualité une menace fondamentale pour le lien social.
Il est nécessaire de rompre avec cette logique et d’affirmer la distance qui sépare l’acte du discours, distance qui permet seule aux individus de se définir en décalage par rapport aux discours dominants sur l’homosexualité.
4) Censure implicite et puissance d’agir discursive
Une censure implicite produit le domaine de ce qui est dicible dans une société donnée. La puissance d’agir et de dire est limitée par cette censure, mais elle est aussi conditionnée par elle.
Pour penser l’efficacité du discours performatif, il n’est pas possible de s’en tenir aux thèses de Pierre Bourdieu : la force du performatif n’est pas une simple force sociale ; autrement, la « reproduction » serait absolument nécessaire, et seul le discours de ceux qui sont légitimés socialement aurait une efficacité. De même, les thèses de Jacques Derrida ne peuvent pas être reprises comme telles, puisque la force du performatif n’est pas l’effet nécessaire de l’aspect rituel de tout discours, de son « itérabilité », ce qui impliquerait qu’elle soit toujours présente, inhérente à tout discours.
S’il y a une possibilité de rupture dans le discours performatif, c’est parce que le corps y est en jeu. C’est parce que le corps est investi dans la parole qu’il est possible de déplacer les conceptions dominantes, et d’avoir un discours doué d’une force performative qui rompt avec les conceptions et les discours communs. Les mots injurieux sont toujours susceptibles d’être repris et retournés par ceux à qui ils s’adressent.
Si les injures peuvent faire l’objet de retournements, il serait dangereux de céder à la tentation de refermer cette possibilité, de clore l’histoire des mots injurieux, en déterminant quels mots doivent être interdits parce que « nécessairement » blessants - surtout lorsque cela suppose de donner à l’État le pouvoir d’en décider.
L’insulte est à la fois ce qui nous blesse et ce qui nous ouvre des possibilités d’action.