"Le sexe est avant tout une question politique"
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Fréderique : Si je vous dit "bonne fête" en ce 8 mars, que me répondez-vous ?
Elsa Dorlin : Non, merci ! La journée du 8 mars est d'abord et avant tout une journée de lutte, et non une fête. Elle devrait donc être l'occasion de revenir sur les combats menés par les mouvements des femmes et les mouvements féministes.
Ombeline : Je suis étudiante et pour moi, le combat c'est l'éducation. Car peu importe les lois, si les esprits se reproduisent, elles ne seront jamais prises en compte. Comment faire pour inciter (et obliger) les écoles, collèges et lycée à aborder intelligemment la question de l'égalité des sexes (et aussi des sexualités car bien souvent, machisme rime avec homophobie) ?
Elsa Dorlin : Vous avez tout à fait raison. La question d'une éducation non sexiste, mais aussi non homophobe, ou non lesbophobe, ou non transphobe, est absolument primordiale et devrait être considérée comme une priorité, puisque la reproduction des normes de genre et de sexualité est probablement la condition de possibilité de la reproduction des inégalités les plus criantes.
Lorsqu'on s'intéresse à la question de l'éducation et de la socialisation "genrées", c'est-à-dire tous les dispositifs qui concernent la "fabrique" des petites filles et des petits garçons comme deux groupes partageant des valeurs et des privilèges distincts, on s'aperçoit que tout reste à faire. Prenons par exemple les catalogues de jouets à Noël, regardons les dernières études relatives à l'orientation des enfants et des adolescents selon le sexe. Intéressons-nous aussi à la pauvreté de l'éducation sexuelle telle qu'elle est transmise au collège. On constatera que l'on est là au cœur de "l'hétéronormativité" (qui renvoie à une définition très conservatrice du masculin et du féminin, fondée sur une appréhension de l'hétérosexualité comme une sexualité évidente et naturelle).
Malou : Est-il souhaitable d'uniformiser les modes de vie et les rôles des hommes et des femmes ?
Elsa Dorlin : La question d'une égalité en matière de normes de genre n'entraîne pas pour autant une uniformisation. La question est au contraire de permettre aux individus de se déployer individuellement, à partir des mêmes droits, des mêmes privilèges et des mêmes conditions.
On réduit souvent "l'égalité des sexes" à l'effacement des sexes ou à l'uniformisation. Je crois au contraire que "l'égalité des sexes" permettrait de considérer les individus en fonction de leurs qualités intrinsèques, et non pas en fonction de leur identité de genre.
Thomas : Dans beaucoup de clips de rap féminin, on voit une sorte de machisme inversé. Pensez-vous que cela soit une forme de féminisme ?
Elsa Dorlin : Si l'on conçoit qu'il n'y a pas un féminisme mais des féminismes, alors la mise en scène d'un rapport de genre inversé, où les femmes seraient représentées comme puissantes et prédatrices, peut tout à fait constituer une certaine façon de concevoir l'émancipation des femmes. De toute évidence, en ce qui concerne le féminisme, mais aussi d'autres mouvements, on considère communément que l'inversion des rôles ne règle rien.
Je pense au contraire que cette mise en scène peut permettre de produire des images positives, des images d'identification et convaincre par exemple les femmes de leur puissance d'agir. Toute la question, cependant, est de savoir comment nous faisons usage de cette puissance et si notre but politique est d'acquérir du pouvoir pour l'utiliser contre autrui. Mais dans le cas de ces clips, il me semble que cela peut avoir un effet électrochoc de montrer concrètement ce que cela fait d'être réduit constamment à un objet sexuel. Et tant mieux si cela peut en effrayer certains.
Kévin : Pourquoi faut-il toujours que seules les femmes représentent le mouvement féministe, ne pourrait-il pas y avoir des hommes, cela ne le rendrait-il pas plus riche et fort ?
Elsa Dorlin : Il y a toujours eu historiquement des hommes qui ont participé activement ou soutenu les mouvements féministes. Historiquement, en France, Condorcet s'est battu pour l'accès à l'éducation et aux droits civils et civiques des femmes. Aux Etats-Unis, Fred Douglas, ancien esclave et figure du mouvement abolitionniste, a beaucoup contribué à l'émancipation des femmes. Citons également les militants gay du FHAR (Front homosexuel d'action révolutionnaire), créé en 1971, un an après le Mouvement de libération des femmes (MLF), et qui a fortement soutenu la cause féministe.
De toute évidence, la lutte pour une société non sexiste concerne les hommes. Toute la question est de savoir pourquoi si peu d'hommes se sont politiquement saisis de ce combat. Souvent, lorsqu'on parle de féminisme, on considère qu'il ne s'agit que d'une question de femmes. C'est toujours et en même temps une question de société qui concerne l'ensemble des individus. Cela étant, il me semble que, comme n'importe quelle minorité, il faut toujours garder en mémoire l'importance de la non-mixité d'un mouvement de lutte. En ce qui concerne les femmes par exemple, la non-mixité a permis une conscientisation collective et la construction d'une identité politique. Ces moments ou ces espaces de non-mixité peuvent très bien s'articuler à des moments de mixité et de solidarité avec des hommes féministes.
Enfin, il est très intéressant de voir qu'en France, la participation des hommes aux mouvements féministes ne semble pas aussi importante que dans d'autres pays. A l'EHESS, Alban Jacquemart est actuellement en train de rédiger une thèse sur cette question.
Camille Potier : Pensez-vous que l'hominisme peut faire avancer les combats du féminisme ?
Elsa Dorlin : C'est probablement aux hommes de répondre à cette question. en règle générale, on me parle plus souvent de masculinisme. Si je comprends bien, c'est quelque peu différent. Le masculinisme constitue majoritairement un courant réactionnaire qui considère que les mouvements féministes sont responsables d'une crise de la masculinité et de la perte par les hommes d'un certain nombre de privilèges. En ce qui concerne l'hominisme, je ne connais pas les bases politiques de ce mouvement, mais je crois qu'il faut se méfier d'une interprétation qui consisterait à réduire le féminisme à un groupe naturel ou biologique : les femmes. Le féminisme renvoie, bien au contraire, à une minorité, à un groupe social discriminé en raison de son sexe (de la même façon que certaines minorités racialisées ont été opprimées en raison de leur prétendue race ou couleur). Le sexe est donc avant tout politique.
Malou : Y a-t-il un conflit de génération au sein des féministes entre les soixante-huitardes qui ont contribué à la révolution sexuelle et les jeunes trentenaires, souvent issues de la diversité et confrontées à de nouvelles problématiques, comme le machisme des cités de banlieue ?
Elsa Dorlin : Même si cela est réducteur, je pense cependant que l'on peut prendre acte d'un conflit générationnel à l'intérieur du féminisme.
A partir de la fin des années 1990 et au début des années 2000, tant au niveau du militantisme que de la recherche, est apparue une nouvelle génération principalement composée de femmes, mais aussi d'hommes, qui, tout en se réclamant du MLF, ont considérablement renouvelé l'agenda militant et les problématiques des études féministes sur le genre et les sexualités. Je pense que cela a suscité des conflits mais aussi un renouvellement de l'intérêt de l'engagement féministe et des nouvelles solidarités.
Toutefois, en ce qui concerne l'exemple que vous développez, je reconnais l'engagement de Ni putes ni soumises. De toute évidence, Ni putes ni soumises fait partie de ce renouvellement des problématiques et des chantiers féministes, mais a une façon d'aborder la question de l'articulation du sexisme et du racisme bien spécifique. En ce sens, Ni putes ni soumises ne représente qu'un des jeunes courants féministes de ces dernières années. D'autres groupes, comme les Panthères roses, les Tumultueuses ou les Féministes pour l'égalité, se sont engagés sur cette question avec un tout autre point de vue, se mobilisant contre le sexisme sans encourager l'idée que les jeunes garçons de banlieue l'exerceraient plus violemment que les hommes politiques ou les élèves d'Henri-IV ou d'Assas !
Lago : Que pensez-vous de la candidature d'Ilham Moussaid aux élections régionales, sous l'étiquette NPA, qui se dit "féministe et voilée" ?
Elsa Dorlin : J'ai été particulièrement choquée par l'ensemble de la polémique qui a visé Ilham. Je crois que c'est révélateur de l'incapacité à articuler féminisme et laïcité sans réduire la laïcité à son expression républicaine, traditionnelle et exclusive. L'idée qu'une femme qui porte le voile ne peut pas être par définition féministe est une ineptie, mais c'est également extrêmement dangereux. Parce que cela implique une définition non pas universaliste, mais bien culturaliste, du féminisme.
Je trouve également intéressant que même dans les rangs de la gauche, certains aient pu considérer qu'une candidate féministe portant le voile représentait une candidature communautariste et qu'Ilham ne pouvait pas prétendre représenter l'ensemble des citoyens. C'est un discours totalement aveugle aux déterminations socio-historiques de la classe politique traditionnelle et, plus largement, à la couleur, au sexe, à la sexualité, à la classe des droits de l'homme.
Hier, on interrogeait les femmes politiques sur la conciliation entre vie familiale et engagement public, alors que les hommes politiques, on se contentait de les interpeller sur leur programme ; aujourd'hui, on réduit une candidate à sa religion, à sa foi, mais personne ne pense à interroger tel ou tel candidat sur ses accointances avec les représentants de tel ou tel culte, ou même sur sa pratique et son appartenance confessionnelles.
Clémence Bodoc : Est-ce que la loi sur la parité ne fait pas plus mal que bien ? Ne renforce-t-elle pas le préjugé d'incompétence associé aux femmes laissant supposer qu'elles n'accèderaient pas aux postes en question (dans le domaine politique, ou dans les conseils d'administration d'entreprise) sur des critères objectifs de compétence et d'expérience ? Disposons-nous d'un autre levier de réforme ?
Elsa Dorlin : En effet, je pense que les outils pour lutter contre l'exclusion des femmes en politique nous manquent. La loi sur la parité a permis de visibiliser les inégalités de fait qui pesaient sur les femmes, notamment en ce qui concerne la pleine jouissance de leurs droits civiques. Je crois qu'elle a cependant péché en défendant l'idée que des mesures favorisant l'accès de telle ou telle minorité aux positions électives ne pouvaient concerner que les femmes, et non pas les autres minorités. En ce sens, la loi sur la parité laisse croire que l'appartenance de sexe constitue un critère pertinent, alors que l'appartenance de sexe est précisément ce qu'une mesure de discrimination positive avait pour fonction d'effacer.
Paola : Pourquoi les acquis des combats féministes sont en grande régression ? Quelle est la part de responsabilité des femmes ?
Elsa Dorlin : La question du droit et de l'accès à l'avortement est aujourd'hui effectivement menacée. Pour le reste, je ne parlerais pas tant de régression que d'immobilisme, notamment par rapport aux inégalités persistantes au travail, à la question de la répartition des tâches domestiques, à la question du sexisme ordinaire. Je considère que les premiers responsables sont avant tout les personnes en charge des politiques publiques en matière d'égalité, qui laissent croire que l'égalité des sexes est un problème qui concerne toujours les autres et qui transforment l'égalité des sexes en valeur nationale. On voit bien, en ce qui concerne les conditions de vie des femmes, qu'il est au contraire urgent d'appliquer les lois existantes, et surtout de mettre en place un véritable dispositif de lutte contre le sexisme.
Vincent : Est-ce que féminisme et naturalisme peuvent s'entendre ? L'écologie irait contre le féminisme ? Pourtant ces deux mouvements ont longtemps marché ensemble politiquement.
Elsa Dorlin : On peut considérer que féminisme et naturalisme sont des ennemis de longue date, puisque la plupart des mouvements féministes, comme la pensée féministe, se sont toujours élevés contre les discours naturalistes, c'est-à-dire les discours qui différenciaient hommes et femmes au nom de la nature, et/ou qui naturalisaient les différences sociales entre les hommes et les femmes. On peut considérer que le féminisme est plutôt allergique aux discours qui entretiennent avec la "nature" un rapport non critique.
Cependant, pour une partie du mouvement ou de la pensée écologiste, il me semble que la question est bien plutôt de proposer la mise en accord du respect des droits des individus avec leur environnement, et que cela relève bien souvent d'une critique du capitalisme.
Elisabeth Badinter, dans son dernier livre, Le conflit, la mère et la femme, a raison de critiquer les atteintes faites à la liberté des femmes au nom du respect de la nature, mais elle a totalement tort de considérer que l'écologie, l'éco-féminisme ou le féminisme participent de ce nouveau naturalisme. Dans son livre, elle est d'ailleurs beaucoup plus critique à l'égard des groupes chrétiens intégristes, comme la Leche League, héraut de l'allaitement maternel, que vis-à-vis de l'écologie. Toutefois, elle parle de l'éco-féminisme en définissant ce mouvement comme cette partie du mouvement féministe séduite par le retour à la nature, ignorant totalement que l'éco-féminisme est un mouvement qui est né dans les pays du Sud, notamment en Inde, qu'il est porté par des associations de femmes qui ont par exemple problématisé la question de l'eau ou de l'accès à l'eau, des droits sociaux et des droits des femmes.
Isabelle : Quels sont les domaines sur lesquels doit se concentrer le féminisme aujourd'hui en priorité ?
Elsa Dorlin : Je pense que l'une des questions cruciales des luttes féministes aujourd'hui est celle de l'articulation des luttes antisexistes et des luttes antiracistes. Il me semble en effet que, sur le débat concernant les violences faites aux femmes, par exemple, qui est bien sûr une question centrale, on assiste à de nombreuses dérives au sein même des discours et mobilisations féministes. Ceux-ci se laissent imposer les termes d'un débat qui vise à stigmatiser certains groupes sociaux ou certaines populations comme étant particulièrement violents vis-à-vis des femmes et de leurs droits.
Marie : Élevée comme féministe par ma mère, je suis aujourd'hui cadre et maman. Que répondre à tous ceux qui me disent que le féminisme est un combat fini pour une cause déjà gagnée ?
Elsa Dorlin : Demandez-leur qui ramasse les chaussettes sales chez eux... Leur mère ? Leur épouse ? Leur concubine ? Ou, plus vraisemblablement, leur femme de ménage ? Je crois que si l'on se situe au niveau le plus quotidien, il reste encore beaucoup à faire pour parvenir à une réelle égalité. La question du travail, comme je le disais tout à l'heure, la question des violences, la question de la sexualité, la question des stéréotypes et des normes témoignent d'une actualité brûlante du féminisme. Mais peut-être faut-il prendre acte qu'un certain discours féministe est aujourd'hui obsolète. Il ne parvient pas à mettre des mots, à mobiliser et à solidariser les femmes. Sans repartir à zéro, le féminisme est toujours à réinventer.
Chat modéré par Mathilde Gérard - lemonde.fr