(
Source)
( Ci-dessus : extrait de "Hairspray" de J.Water, 1988)
Texte de l’intervention prononcée par Elisa Jandon dans le cadre de la
session d’éducation citoyenne et féministe « Féminismes, Philosophie,
Queer » qui a eu lieu du 24 janvier au 10 mars 2004 à l’ASBL « 29 rue
Blanche – Mouvements de Femmes » à Bruxelles.
1 Avant-propos
Le projet d’origine était de réaliser un montage audio à partir
d’entretiens. Il faut donc lire ce texte comme un ensemble de collage de
phrases dont les auteur-e-s sont :
Marie-Hélène BOURCIER, Pierre-Henri CASTEL, Thierry ELOI, Marie-Madeleine
LESSANA, Beatriz PRECIADO, Mariette VILTARD dans le cadre d’entretiens
réalisés par Christine GOHEMET dans le cadre des émissions « les chemins
de la connaissance » sur « sexe et genre » diffusées sur France Culture
et deux entretiens avec des personnes dont le respect de leurs vies
privées implique qu’elles restent anonymes.
La compréhension, l’articulation des idées reflètent bien sûr les
convictions de l’auteure du collage. Sont également largement cités les
livres « Manifeste contra-sexuel » de Beatriz Preciado et « Queer Zones ;
Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs »
de Marie-Hélène Bourcier, parus aux Éditions Balland.
2 Introduction
Le but de cette intervention est de faire sortir les « Queers » d’une
zone de flou et d’ignorance de façon à mieux comprendre les apports
théoriques et pratiques possibles pour les féministes.
En 1974, des femmes qui s’étaient constituées en groupe furent appelées
par dérision, le « MLF » par un journaliste du Figaro. Elles avaient
décidé de revendiquer l’appellation et même de l’incarner : déjà les
injuriées avaient choisi de produire des discours et des théories sur
elles-même. Le mouvement Queer procède de la même manière. Il s’agit
d’une démarche de revendication d’une injure (traduction en anglais de «
sale pédé, sale gouine, bizarre, pervers sexuel »). Il s’agit également
d’un terme dont la non-traduction est choisie (les féministes de 1974 ne
parlant certainement pas la même langue que le Figaro).
3 Un mouvement inclusif de tous les êtres humains
3.1 Des discours et des pratiques
Ce mouvement bénéficie de l’augmentation de la visibilité et du nombre
des hommes interpellés par les théories sur le sexe et le genre. Ces
hommes adoptent la même position authentique et délicate des féministes
qui se reconnaissent victimes.
Elles choisissent de se placer au premier rang des personnes concernées,
de se battre d’abord pour elles-mêmes. En cela, s’opère une rupture avec
certaines organisations présentes sur le terrain de la lutte des classes
constituées de profs d’université et de cadres moyens qui luttent pour
l’amélioration des conditions des ouvriers, « des autres ». Une rupture
s’opère également avec l’attitude d’assistante sociale qui consiste à
lutter pour les autres et à s’aigrir du manque de gratitude de ces «
autres ».
3.2 Quelle non-mixité ?
Bien que présenter le mouvement Queer comme un mouvement homogène relève
de la gageure, précisons quand même qu’il se constitue de personnes ayant
des pratiques homosexuelles et qui produisent un discours politiques à
partir de ces pratiques ; de personnes hétérosexuelles ralliées aux
pratiques et discours anti-patriarcaux et finalement de toutes personnes
se définissant par rapport à une identité nomade.
En cela, il s’agit d’une étape intéressante face au constat d’échec de
certains groupes de non-mixité sexuelle où le présupposé de bienveillance
entre ses membres a laissé libre cours à de nombreuses violences
internes.
4 Penser toutes les pratiques en termes de constructions et de
performances politiques.
Le système patriarcal prolifère sur notre résignation face à des
phénomènes définis comme « naturels » et qui nous immobilisent dans notre
dynamique de changement et de production d’alternatives. Penser notre
cadre quotidien comme le produit de constructions culturelles, politiques
est très rafraîchissant.
4.1 L’homosexualité
Nommer aujourd’hui certaines pratiques, « homosexualité » revient à faire
perdurer des observations et catégorisations faites par Freud dans le
cadre de la Vienne bourgeoise, industrielle du 19° siècle. Contextualisé
ainsi, ce terme paraît largement insatisfaisant aujourd’hui. Les
mouvements de revendications homosexuelles des années 1970 et suivantes
ont cherché un précédent prestigieux pour légitimer leur existence et
leurs revendications.
L’actualité de la recherche historique sur l’antiquité grecque et romaine
permet plutôt de contester l’existence de l’homosexualité dans ces
sociétés mais aussi de l’hétérosexualité. La société romaine et la
société grecque, si elles n’ont pas innové dans la méthode de
reproduction de l’espèce, se focalisent sur la citoyenneté, ses
attributs, ses tabous. Les conditions de la reproduction et de la volupté
sexuelle laissent penser que tout est formaté par un apprentissage et des
impératifs culturels (cf. les travaux de PH Castel).
4.2 L’hétérosexualité
De la même façon, penser l’hétérosexualité comme un ghetto majoritaire
permet de changer de point de vue et de se rendre compte des biais
qu’implique le fait de penser depuis l’intérieur d’un ghetto. Le sexe
peut se définir comme un système de savoirs, discours, pouvoirs
historiquement construits et dont le but caché et de perpétuer des
relations de savoirs-pouvoirs. Au regard de cette définition, la féminité
hétérosexuelle est une parodie sans original. De fait, cette féminité
hétérosexuelle se pare d’artifices considérables par leur nombre et leur
complexité.
De même, toutes les formes de masculinité demeurent des effets de la
performance du genre. En effet, au regard de la pensée queer, le sexe
n’exprime pas le genre et le genre n’exprime pas le sexe. La sexualité
est perçue comme une technologie complexe.
4.3 Le transsexualisme
De fait, le transsexualisme a toujours été victime des tentatives
continues de la médecine et de l’endocrinologie, de la classification de
trajectoires individuelles extrêmement différentes. Les personnes
engagées dans un processus de changement de sexe doivent prononcer les
termes attendus (par exemple : « je me sens homme » et non « je me sens
masculin ») et se définir selon un profil type pour avoir accès aux
traitements hormonaux ou à l’ouverture d’une procédure de changement de
sexe dont les étapes ne sont jamais adaptées quelles qu’en soient les
conséquences sur leur vie quotidienne. Les personnes transsexuelles
payent individuellement le prix de siècles de travaux scientifiques menés
dans les mêmes conditions que les tests de Q.I. appliqués aux populations
africaines et qui prouvent la même chose : Les scientifiques ont trouvé ce
que leur cadre de pensée patriarcale leur commandait de découvrir. On
saitaujourd’hui que le sang du symbole de puissance sexuelle qu’est
l’étaloncontient de l’œstrogène. Que posséder des chromosomes XX ou XY ne suffit
pas à faire un homme ou une femme et qu’une chaîne bien plus fine du
génome humain est à l’œuvre permettant ainsi à des individus
indéniablement sexués masculins de posséder la fameuse paire XX.
4.4 Les intersexes et les hermaphrodites
Enfin, un nombre certes restreint d’enfants « intersexes » ou
hermaphrodites naissent. Ils sont immédiatement victimes de la
déclaration obligatoire de leur sexe, féminin ou masculin. L’Etat ne
supportant pas de rester dans le flou du sexe de ces nouvelles personnes,
les parents de ne pouvoir choisir entre le bleu et le rose, le langage et
la société de ne pouvoir dire ni « il » ni « elle », des opérations
chirurgicales sont immédiatement commises sur leurs corps.
De façon générale, la réalité de l’identité personnelle doit rentrer dans
les limites étroites de l’admissible social, politique. Au final, même la
jouissance sexuelle et ses conditions, même le déversement de l’urine, de
la salive ou du sperme sont les purs produits de constructions
culturelles.
5 La mise en place d’outils, de stratégies de lutte.
5.1 Constituer des alliances pour déstabiliser l’ordre établi en formant
des communautés.
Ces communautés politiques permettent de mettre en jeu, en question, le
genre, la norme hétérosexuelle sans subir immédiatement de répression.
Elles permettent d’explorer des micro-identités ou identités nomades le
temps que c’est fécond, porteur de sens contre l’enfermement normatif,
identitaire. Cet enfermement normatif est un véritable danger aujourd’hui
pour certains groupes homosexuels qui se laissent prendre à la tentation
de « l’hétéro normalité » en revendiquant par exemple le mariage ou
l’éducation d’enfants au sein d’une structure nucléaire. Ce sont
également des communautés de reconnaissance, des havres de paix.
La montée de l’individualisme est fort dénoncée comme mettant en péril
les communautés familiales biologiques. Ces communautés sont pourtant les
premiers lieux d’exposition à la violence (pédophilie, inceste, violences
conjugales, parentales, exploitation du travail gratuit, formatage
mental, homophobie etc.).
Les jeunes enfants qui appellent les services d’urgence le font souvent
avec l’aide d’autres jeunes enfants. Il n’est pas très étonnant que des
communautés fondées sur l’amitié, sur des concepts politiques ou d’autres
pratiques de groupe supplantent les communautés biologiques ou
nationales. Ces situations communautaires nouvelles sont créatrices
d’autres expériences et d’autres questionnements.
5.2. Remise en question de l’inquestionnable
5.2.1 Questionner les pratiques relationnelles
Lorsqu’une relation débute entre (au moins) deux personnes et malgré un
éventuel dialogue, c’est finalement un chèque en blanc qui est
mutuellement signé. Il peut tout arriver, bonheurs comme violences. Au vu
d’expériences et d’échanges de terrain aussi bien militants que
simplement relationnels, on peut légitimement se demander si les chiffres
officiels de la violence patriarcale pour déjà effarants qu’ils soient ne
sont pas, hélas, sous-estimés ; notons qu’ils mettent crûment en lumière
la violence exercée entre femmes même si elle est encore moindre que
celle des hommes envers les femmes.
Dans le « manifeste contra sexuel » B. Préciado propose de reprendre
l’héritage du SM pour faire d’une relation un contrat où sont précisés la
durée de la relation, ses modalités, le rôle de chacun-e, les pratiques
admises. Difficile à mettre en pratique, ce rapport contractuel est au
moins intéressant à un niveau théorique.
Il existe aussi une pratique lesbienne du SM dans une idée thérapeutique
par rapport aux importantes violences subies par les femmes dans le
système patriarcal.
Ces violences laissent des traces, restent dans le mental des femmes qui
doivent trouver un moyen d’intégrer de façon non destructrice ce qui fait
partie leur histoire sans qu’elles l’aient choisi et qu’elles doivent
assumer pour dépasser une identité de victime et réinvestir une identité
de sujet. Il s’agit de reprendre le contrôle en substituant
volontairement une violence choisie à une violence subie tout en
déterminant un code de communication qui permet de signifier à l’autre et
d’obtenir l’arrêt immédiat de la pratique en cours. Dans le même ordre
d’idée, la pratique du piercing sur la zone génitale pourrait participer
de la même volonté d’avoir à soigner un endroit blessé (soin post piercing
contre les risques d’infection) et qui a été désinvesti comme endroit de
plaisir pour le garder en bonne santé et en conserver quelque chose de
l’ordre de la beauté (ornement du bijou).Reste encore à résoudre la
question du consentement : à quoi pense-t-onconsentir, quelles sont les conditions d’un consentement libre ?
5.2.2 Remise en question de la pénétration
L’usage d’objet (dildoo / gode) est un classique des relations lesbiennes
qui fait scandale en ceci qu’il combat la résignation. En effet il s’agit
là encore de choisir la forme, la taille, la consistance et de ne pas se
résigner aux hasards de la loterie génétique ou de la vulnérabilité
psychique ou physiologique du processus d’érection. Son utilisation peut
également avoir cours dans le cadre des relations hétérosexuelles.
D’autres éléments peuvent être investis comme gode. Par exemple le bras
ou la jambe mais également le corps entier et loin de se laisser ligoter
par Freud dans l’envie du phallus, de se considérer soi même, en entier,
comme un gode érigé et tonique d’1m60 par exemple. Sorti de l’apartheid
des « avec zizi » et des « sans zizi », tout le monde a ou est un gode.
La position de pouvoir dans l’économie de pénétration hétérosexuelle s’en
trouve radicalement questionnée.
5.2.3 Remise en question de la terminologie.
Un raccourci assez froid et brutal conduit à considérer que la
terminologie sentimentale en cours si elle comporte un certain nombre
d’appellations charmantes et délicieuses a aussi permis l’élaboration
d’outils de légitimation de la violence comme « Qui aime bien châtie bien
». Une terminologie qui rende compte des enjeux économiques, culturels et
politiques à l’œuvre dans la relation peut lui être préférée.
Par exemple l’expression « travailleur du cul » (= toute personne ayant
des rapports sexuels) ouvre les voies de la pénétration à toutes les
personnes de bonne volonté puisque tout le monde a un cul.
Conclusions
La « Queer theory » est finalement une possibilité de penser le sexe et
le genre qui est vital pour toutes les personnes en questionnement sur
leur identité ou confrontés à la répression hétéro normative. C’est aussi
pour elles une possibilité de sortir du stress de l’isolement et de
contribuer à l’élaboration de réflexions communautaires. Il s’agit d’un
instrument non discriminant d’analyse transversale des identités. Cet
instrument nous permet de lutter contre les tentatives de «
reprivatisation » de la parole sur le sexe et le genre, de son
enfermement dans des ghettos communautaire ou entre les quatre bords d’un
divan. La « queer theory » est un encouragement à la polyphonie des corps,
à la multitude des corps et des sexualités.
Elisa Jandon
elisa.jandon@no-log.org